Je me demande si durant ces deux ans je ne me suis pas jeté sur la vie musicale pour remplir ce vide coûte que coûte. L’évocation seule du dernier concert qu’il donna à Berlin, un sublime Mendelssohn et une Symphonie Fantastique inoubliable sans doute, légendaire, sans doute mais que valent les adjectifs superlatifs face à ce qui nous cloua tous sur place, et qui de jour en jour (il y eut trois soirs répétés) nous donnait l’impression à la fois d’une évidence, et en même temps d’une hallucination. Je crois encore lire sur le visage de Claudio ses étonnements successifs et ses ravissements, comme si lui même ne s’attendait pas à ce qu’il entendait, à ce qu’il déchainait. J’espère que le disque sorti aujourd’hui sera l’écho de cet incroyable ressenti .
L'autre passion; le foot, et le Milan AC
La familiarité avec sa musique, les rythmes ritualisés de l’année abbadienne, où les rendez-vous se répétaient, rendez-vous avec le sublime, rendez-vous avec les amis qui partageaient avec moi ces « rituels », rendez-vous avec un ami dont on ne pouvait se passer, au point que ce deuil est encore une plaie ouverte, béante, le deuil de 38 ans de vie musicale où de manière fugace d’abord et plus régulière ensuite, je rencontrais Abbado et j’apprenais à ses côtés la musique et les secrets de l’orchestre, et l’incroyable relation à la musique qu’il diffusait et qu’il a fait naître en moi, couler en moi de manière si addictive.
Cet homme discret et timide a déchaîné des passions difficiles à imaginer, des fidélités de toute une vie parce qu’il parlait tout à la fois à l’esprit, à la raison, au cœur, à la sensibilité. Il rayonnait et faisait vibrer.
Le sentiment de vide qui m’étreint a bien sûr à voir avec sa musique, mais plus encore avec une manière de l’aborder, avec la communauté sensible qu’on a sentie pour la dernière fois à Lucerne le 6 avril 2014 lors de l’hommage que lui dédia le Lucerne Festival Orchestra, avec quelque chose d’un esprit, d’une humanité profonde et vraie, avec ses grandeurs et ses faiblesses, qui dégageait en même temps une sorte de transcendance.
Avec Anna Netrebko a Reggio Emilia
Il pouvait sans doute peu imaginer à quel point il avait bouleversé ma vie, nos vies, et d’ailleurs s’il l’avait su, il en aurait sûrement refusé l’idée, ça l’aurait agacé au plus haut point.
Mais voilà, il faisait malgré lui partie de mon univers, de ma famille même, et sa perte est une perte de vie.
Je pense si souvent à ce voyage que je fis cette année à Sils Maria, en Engadine, dans cette petite vallée de Fex où ses cendres reposent, à la petite pension où il passait de longues semaines l’été… Des lieux simples, et exceptionnels aussi, sans doute suffisamment particuliers pour qu’ils me poursuivent des mois durant et encore aujourd’hui.
C’était une relation étrange faite d’admiration, mais aussi de familiarité, une relation au quotidien qui était vraiment rassurante, rassurante au sens où j’avais l’impression que de toute façon il y aurait dans l’année tout ce qui était lié à Claudio, les concerts, les rencontres, les émotions, les agacements, les joies, les angoisses, la vie quoi.
Bien sûr j’aime d’autres chefs, je les vénère même pour certains. Mais Claudio Abbado est en moi, dans mes fibres mélomanes, intellectuelles, sensibles, affectives. Et c’est pourquoi je me sens encore si plein de ça et donc si vide.
En ce jour où disparaît le grand Ettore Scola, je peux dire qu’en 36 ans, j’ai vécu effectivement la chance d’une très longue journée particulière, qui a pris fin ce fatal lundi 20 janvier 2014. Ma journée particulière à moi.
Avec Kolja Blacher en répétition à Potenza (Concerto à la mémoire d'un Ange de Berg)