d'après Maupassant (N°45)

Publié le 20 janvier 2016 par Dubruel

D'après SAINT-ANTOINE (3 avril 1883)

À Tourville, on l'appelait Saint-Antoine parce qu'il se nommait Antoine. C'était un paysan de quarante ans, joyeux farceur, vigoureux, bon vivant, insatiable buveur et soigneux de ses intérêts.

Le 8 janvier, arrivait à Tourville un détachement de Prussiens.

Le maire, chargé de loger ces soldats chez l'habitant, se présenta chez Antoine :

-" En v'là un qu' tu dois héberger. Et surtout, pas d' blague. Tiens-toi bien. Sinon, i' vont t' fusiller. "

Le Prussien était un gros garçon, aux yeux bleus, au poil blond. Il semblait idiot mais bon gars. Antoine le fit asseoir, posa devant lui une assiette creuse remplie de haricots blancs et de lardons et lui lança :

-" Tiens, avale ça, sale chien ! "

-" Ya ", répondit le soldat qui mangea tout goulûment. Saint-Antoine le resservit copieusement :

-" Allons, fous-toi ça dans l'estomac ! " Puis Antoine l'invita à trinquer :

-" Chez toi, t'en bois pas du si bon qu' ça ! "

Antoine présenta son soldat à tous ses voisins :

-" R'gardez-moi s'il engraisse, c't animal, cré coquin ! "

Tous les jours, Antoine s'enhardissait. Il lui pinçait les cuisses et disait :

-" Rien qu' du gras, tout ça ! " Puis il l'enlevait dans ses bras de colosse :

-" I' pèse plus d' cent kilos, c'te sacripant ! "

Un soir, Antoine partit avec son sale chien acheter du fumier dans une ferme du voisinage. Le prussien l'aida à le charger sur la charrette.

Sur le chemin du retour, Antoine s'amusait à le bousculer et le pousser dans le fossé. Au début, le soldat jurait en allemand ce qui faisait rire le paysan. Mais à mi-parcours, il se fâcha et menaça Antoine de son arme. Alors apeuré, Antoine, le frappa violemment et l'assomma à coups de manche de pelle. Mais que faire maintenant ? Il serait sûrement fusillé par les allemands ! Alors, il le saisit à bras le corps et le hissa sur le tombereau de fumier. Arrivé chez lui, Antoine fit basculer dans la fosse de purin, d'abord le prussien, ensuite le fumier.

Vers minuit, le chien d'Antoine aboya. Le fermier se leva et vit le soldat assis sur le tas de fumier :

-" Ah ! T'es pas mort ! Tu vas donc me dénoncer. "

Il prit une fourche et lui planta les quatre pointes d'acier dans l'estomac.

Puis il balança le corps dans la fosse et, pour le cacher, le recouvrit de fumier.

Le lendemain, Antoine alla trouver l'officier Prussien qui commandait le détachement pour connaître, disait-il, la raison de l'absence de 'son' soldat :

-" S'rait-t-i pas allé courir le cotillon à l'auberge. La servante est jolie fille. "

L'hôtelier fut fusillé.

Saint-Antoine était sauvé !