La bascule

Publié le 18 janvier 2016 par Joseleroy

A paraitre en avril chez Almora

Extrait :

"un soir de novembre, j'étais allongé dans mon lit et je lisais « Le pouvoir du Moment Présent » d'Eckhart Tolle. Comme beaucoup, j'apprécie cet auteur, qui parle avec beaucoup de talent et de pédagogie de l'espace de l'être. A un moment donné, sans que je sache pourquoi ni qu'il y eût de lien direct avec ce que j'étais en train de lire, quelque chose a basculé. Comme une évidence implosant dans le champ de la conscience, et me saisissant en totalité. Mais qui n’avait rien à voir avec le mental, qui était silencieux. J'étais un avec ce que j'avais cherché toute ma vie, depuis que j'avais 17 ans. J'étais cela. Ce que j'avais cherché au dehors, ce que j'avais cherché dans les monastères, et les maîtres de spiritualité, ce que j'avais cherché dans les livres, ce que j'avais cherché dans l'art, ce que j'avais cherché dans mes prières et mes méditations : j'étais cela. J'avais beau savoir que Dieu est l'intime de l'intime, qu'il nous est plus proche que notre veine jugulaire, j’étais finalement resté en périphérie de moi-même, identifié à la veine jugulaire. Je n’avais pas accès au centre. Ce soir-là, c'est comme si tout mon être traversait un plafond de verre et découvrait l'évidence. Passée la stupéfaction, est monté un immense éclat de rire intérieur. Toutes les cellules de mon corps étaient devenues vivantes et vibrantes au point que j'imaginais ne jamais pouvoir m'endormir. J'avais découvert qui je suis. Mon identité avait basculé en un instant dans un infini sans espace ni temps. Ma pensée peut tenter de le balbutier en mots, mais jamais d’en rendre compte, car la pensée fait toujours déjà partie de ce qui dérive, de ce qui émerge – avec l’univers tout entier – de cette ouverture sans limites. Je découvrais ce que, faute de mot adapté, je pourrai désigner comme subjectivité-source, ce « Je » que les traditions nomment « Je suis », ou « Soi », qui est notre identité la plus immédiate et la plus évidente. Et qui en tant que première personne est une avec Dieu, tout comme la vague se découvre une avec l'océan d'où elle émerge, au moment où elle touche l'eau en elle.

J’ai constaté qu’à partir de cet instant, mon histoire personnelle, mon narratif, ont perdu toute leur importance. Et que ma recherche de Dieu, qui jusque-là était mon moteur le plus intime, avait cessé. Je n’avais plus foi en Dieu, cette notion perdant instantanément tout son sens. En revanche, je me découvrais avoir foi à partir de Dieu. Notamment, dans la splendeur lumineuse qui sous-tend le monde même si celle-ci est masquée par de l’obscurité et par l’opacité de nos egos (c’est-à-dire : avant tout, par le mien).

S’il m’a fallu cheminer près de 50 ans pour voir cette évidence, c’est parce que je suis un âne laborieux. Et puis sûrement aussi parce que je cherchais un feu d’artifice mystique, alors qu’il ne s’agit de rien de tel, au contraire. Il ne s’agit que de la transparence de l’être. Nous sommes cela, c’est pourquoi cette vision est si immédiate, si facile. Et si difficile de ce fait même.

Même si je ne porte pas toujours mon attention dessus, cette dimension dessaisie de tout et accueillante à tout est toujours présente (comment ne le serait-elle pas ?). Mon ego est toujours présent aussi, et avec lui mes fermetures et mon manque d’amour. La véritable difficulté – pour moi en tous cas – est d’apprendre à habiter cet espace, jusque dans la profondeur du ressenti corporel, principalement lorsqu’il y a du stress. C’est là que se situe, me semble-t-il, le concret de notre chemin évolutif."

Nils Kuhn de Chizelle