Vivre pour l’art
Jacques Doucet / Yves Saint Laurent
Par Lise Facchin-Durocher
Du 15/10/15 au 14/02/16
Sans recourir à la formule ennuyeuse et surannée de la reconstitution exacte, la Fondation Pierre Bergé/Yves Saint-Laurent présente une sélection de pièces remarquables ayant appartenu à deux collections hors du commun, celles réunies à quelques décennies d’intervalle par les couturiers Jacques Doucet et Saint Laurent. Une indéniable réussite, curieusement à rebours des habitudes contemporaines.
Informations pratiques :
Fondation Pierre Bergé Yves Saint Laurent
3 rue Léonce Reynaud, 75116 Paris
Page de l’exposition sur fondation-pb-ysl.net
Du mardi au dimanche de 11h à 18h
Nocturnes le jeudi jusqu’à 21h
Tarif : 8 € (tarif réduit : 6 €) incluant l’accès aux conférences et au Musée Galliera
Grand Salon du 55 rue de Babylone, où Yves Saint Laurent vécut de 1970 à 2008
Photographie Nicolas Mathéus
UNE DÉAMBULATION PROPICE À LA CONTEMPLATION
Il ne s’agit pas vraiment d’une exposition mais plutôt d’une déambulation propice à la contemplation, ce dont on n’a plus guère l’occasion. Parti de l’idée que les illustres collections procédaient d’une quête absolue de « l’espace parfait », Jérôme Neutre, commissaire familier de la Fondation, convoque ici les objets variés qui constituent, dans son intégralité, une collection. Dès que l’art est en question, il est en effet inhabituel que l’on se passionne uniquement pour un beau présent dans les arts graphiques, comme l’atteste l’histoire des collections depuis la première Renaissance. Ainsi, les tableaux de maîtres, chefs d’œuvres sur lesquels nous reviendrons plus tard, voisinent les meubles à signature, les reliures, les manuscrits, les sculptures, les luminaires et les miroirs dans cinq salles admirablement décorées et scénographiées.
Vue de l’exposition Vivre pour l’Art, Fondation PB-YSL © Adagp, Paris 2015
À mesure que l’on avance dans le dédale soigneusement tamisé rien n’est là pour distraire¹, pour trancher de didactisme les pièces exceptionnelles, réunies grâce aux prêts de collections internationales privées et publiques². Après un court texte d’introduction, plus rien que les cartels, fort discrets, pour orienter le curieux et l’espace de circulation est libéré, chacun pouvant se mouvoir et regarder selon son inclination. Une fluidité toute organique, débarrassée des attroupements au nez levé stagnant devant les pancartes…
L’INTIMITÉ DU COLLECTIONNEUR
C’est que le collectionneur, loin d’être un spécialiste, est un amoureux. Il cherche à contempler ce qu’il aime, à poser les yeux sur le beau qu’il a glané patiemment au fil de sa vie. Avoir su placer le visiteur dans cet état d’esprit est une des réussites les plus évidentes de cette exposition ; l’encombrement du savoir lui étant épargné, il peut enfin, dans l’espace du silence, ressentir et percevoir d’une manière qui lui soit propre³.
Esthètes de leur monde, Doucet et Saint Laurent possèdent un univers intérieur qui déborde leur être et leur intimité est le brillant reflet de ce jaillissement. On peut penser la quête de « l’espace parfait » comme une entreprise de modelage de cet émanation du soi qu’est l’espace domestique. Bien sûr, les modalités en sont différentes : Doucet fait construire son studio de la Folie Saint-James comme un espace entièrement dédié à sa collection, et Saint Laurent transforme son habitat en temple du beau, son beau.
Quoi qu’il en soit, il est indéniable que les collections, émanant d’hommes dans la multitude de leurs affects et de leurs tendances, se composent concrètement de mondes superposés. Vélasquez tutoie Warhol, Manet flirte avec l’art déco, un masque congolais stupéfiant orne une console contemporaine entre deux bronzes XIXe, sur le fond d’une tapisserie signée Burne-Jones se découpe la forme rugueuse d’un bar de François-Xavier Lalanne…
Yves Saint Laurent dans le salon de son appartement de la place Vauban avec l’oiseau sénoufo / courtesy Association Pierre et Alexandra Boulat & Cosmos
C’est le rappel nécessaire de l’homme derrière le collectionneur à qui l’on accorde volontiers sa place dans les influences fortes de l’histoire de l’art ou du goût, mais que l’on oublie trop souvent d’interroger dans sa chair. Chair ne pouvant que générer, rechercher, convoquer le multiple, les paradoxes, l’anachronisme… jusqu’à l’amoncellement. Dans une époque où l’on cultive la neutralité et le vide, le dépouillement, la « radicalité minimaliste », cet amoncellement de type polymorphe, disparate, et anachronique est une curiosité baroque. Elle est pourtant la conséquence inévitable de la collection ; et le mélange des genres, une impérieuse nécessité de l’œil, la philippine de l’amour du beau.
L’ART DE LA RENCONTRE
Dans les Chants de Maldoror, Lautréamont écrit cette phrase qui deviendra la lettre d’or de la révolution surréaliste : « [beau] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! »⁴. Doucet, passionnée par le mouvement surréaliste⁵, et Saint-Laurent, fasciné par Matisse⁶, cultivent également cet art de la rencontre inédite et féconde, ce dont l’exposition rend très bien compte. Car en fait le véritable sujet de cette exposition n’est autre que le regard, exceptionnel, de deux hommes qui cultivaient le beau et la manière avec laquelle ils entendaient le percevoir. Il est bien pâle, pour ne pas dire fort erroné, de considérer une œuvre dans un absolu dégagé de tout contexte, non pas intellectuel (quoi que cela s’avère nécessaire dans des perspectives d’analyse), mais matériel, concret, physique et c’est à merveille que les trois acteurs de cette exposition (le commissaire Jérôme Neutre, la scénographe Nathalie Crinière et le décorateur Jacques Grange) nous en font prendre conscience.
Vue de l’exposition Vivre pour l’Art, Fondation PB-YSL © Adagp, Paris 2015
La Charmeuse de serpents⁷ du Douanier Rousseau n’est pas le même tableau, pendu aux surfaces neutres des galeries baignées de lumière blanche du Musée d’Orsay, et dans cet alcôve aux vibrations de terre de Sienne. Accrochée au dessus d’un sofa d’époque sur lequel est négligemment jeté une peau de léopard flanqué d’un guéridon et d’une table basse de Legrain, la toile est chatouillée d’un éclairage intime, jaune-ombrageux, presque secret. Jamais je n’avais vu la Charmeuse de serpents avant de me retrouver face à ce petit salon, malgré mes nombreuses visites. L’œuvre s’était, par son contexte, chargée d’une magie sourde, musique lointaine suave et envoûtante ; et j’étais le serpent charmé là où je n’avais jamais vu qu’une peinture lisse, exotisante jusqu’à l’ennui, et fort plate.
Édouard Manet, Sur la plage, H/T, 1873, Musée d’Orsay, (ancienne collection J.Doucet / Donation J-E Dubrujeaud, 1953)
© RMN-Grand Palais / H.Lewandowski
Sur la plage, aussi, est une émouvante surprise. Cette huile de Manet⁸ dont la touche épaisse et vibrante semble témoigner avec émotion et respect d’un siècle entré en agonie, est exposée avec le cadre art-déco que Doucet avait commandé à Eileen Gray. Cet habit inattendu donne à l’œuvre du peintre de l’Olympia une expression qu’on ne lui connaissait pas : lignes de force modifiées, bouleversement des teintes ; comme le visage d’un proche que l’on redécouvre à la faveur d’une coiffure inédite. Cet éclectisme fécond donne une leçon bien sentie à une époque où le goût verse dans l’uniformisation et où, au foisonnement désordonné, on préfère souvent la linéarité du « total look ».
Dans le choix des pièces et des décors, le soucis de l’équilibre juste est manifeste. Quelle réussite parfaite et audacieuse que ce montage en pans de miroirs reproduisant les volumes d’un mur et de sa cheminée, au dessus de laquelle trône un Goya dans son gros cadre de bois doré⁹ ! Ce mélange des genres pourtant radical n’effleure pas même le kitch. D’une extravagance cousue de sobriété, il nous montre un portrait éclatant et joyeusement rafraichit où l’enfant sérieux, royal et enrubanné, semble attendre la fin de la pose pour aller jouer au cerceau. C’est avec beaucoup d’intelligence et de goût que Jérôme Neutre, Nathalie Crinière et Jacques Grange affirment à travers leur travail que le collectionneur n’est pas seulement celui qui achète des œuvres par passion, mais qu’il est aussi – et surtout – celui qui sait les faire vivre, qui en épanouit l’âme. Yves Saint-Laurent ne disait-il pas justement qu’il aimait changer ses objets et ses tableaux de place pour leur donner « une nouvelle vie » ?¹⁰ Artistes d’une quête intime du beau, Doucet et Saint Laurent ont su développer leur regard jusqu’à la virtuosité en l’exerçant continuellement sans jamais céder à la tentation du classement ni de la facilité, ce que l’exposition rend parfaitement. Une leçon d’esthétisme que bien des institutions devraient prendre.
Notes :
(1) ↑ Si le visiteur le souhaite, une application pour smartphone est disponible afin d’approfondir la visite.
(2) ↑ La liste des prêteurs est impressionnante : Museum of Art de Philadelphie, Musée d’Orsay, Musée du Louvre, Musée Georges Pompidou, Fondation Angladon-Dubrujeaud d’Avignon, Folkwang Museum d’Essen, Tate Modern de Londres ; collections Bettencourt, Fendi-Speroni, Nahmad…
(3) ↑ Le guide distribué à l’entrée, sur la base d’une maquette Mondrian en clin d’œil gracieux à l’amour de Saint Laurent pour le peintre hollandais, informe le visiteur que les trois premières salles sont consacrées à Doucet et les deux restantes au couturier de la rive gauche. On s’étonne de voir à quel point la rupture est inexistante ou quasi entre les deux collections. Le rapprochement est d’une véritable pertinence.
(4) ↑ Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, les chants de Maldoror, chant VI, in Oeuvres complètes, Nouvelle revue française, Gallimard, Paris, 1973, rééd. 2005. Breton confie dans ses Entretiens « Pour nous, il n’y eut d’emblée pas de génie qui tînt devant celui de Lautréamont ». Sur ce motif littéraire voir Ora Avni, Breton et l’idéologie. Machine à coudre-parapluie, « Littérature », Année 1983, vol.51 n°3, pp.15-27.
(5) ↑ En 1920, André Breton devient le bibliothécaire et le conseiller artistique de Jacques Doucet. Aragon s’adjoindra rapidement et les deux écrivains orientent considérablement la bibliothèque de Doucet vers le Surréalisme. En 1925, Marie Dormoy leur succède.
(6) ↑ L’influence de Matisse dans le dessin de Saint Laurent est éclatante. Ses cartes de vœux « Love » en sont un célèbre exemple.
(7) ↑ Le Douanier Rousseau, La charmeuse de serpent, huile sur toile, 1907, Musée d’Orsay, Paris.
(8) ↑ Manet, Sur la plage, huile sur toile, 1873, Musée d’Orsay, Paris.
(9) ↑ Goya, Portrait de Don Luis Maria de Cistue y Martinez, huile sur toile, 1791, Musée du Louvre, Paris. Selon le souhait de Saint Laurent, Pierre Bergé fit don de cette toile au Musée du Louvre après sa mort.
(10) ↑ « Il y a des gens qui changent leur appartement tous les trois ans. Moi, je déplace les objets, ça leur donne une nouvelle vie », cité par Laurence Benaïm, Yves Saint Laurent, Grasset, Paris, 2012.
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