Ici ou ailleurs il va… de son armée en déroute, à son peuple en détresse…
(De notre envoyé spécial.) Salonique, … janvier.
« Il est venu ici comme il ira ailleurs. » Le consul de Serbie prononça cette phrase devant nous. Elle contient la tragédie entière. Roi sans territoire et sans ports, il erre sur les côtes. Il était à Vallona, il alla à Brindisi, il arrive à Salonique. On dirait qu’il n’ose pas s’enfoncer dans les terres qu’il aborde. Après avoir fait la guerre et agrandi son royaume, il pensa que ses soixante-treize ans fatigués lui donnaient le droit de souffrir en paix, il passa le pouvoir à son fils. Mais comme les pointes attirent la foudre, les montagnes de son pays semblent attirer la guerre. La guerre cette fois traversa le Danube. Alors son fils lui dit : « Père, il faut partir. » Ses jambes n’obéissaient plus, il lui fallait pour marcher l’aide de deux cannes et le soutien de deux bras. Il sentit qu’il ne pouvait rien faire d’immédiat pour son pays, il dit : « Bon, je vais me guérir. » Les ennemis entrèrent dans sa capitale, il alla se réfugier avec son docteur dans une petite ville de bains. Pendant que ses soldats se battaient, lui faisait des exercices, il apprenait à marcher sans aide avec ses deux cannes, puis il essayait avec une seule et les soirs il demandait : « Où sont les Autrichiens ? » Un de ces soirs-là son aide de camp hésita à lui répondre, puis il dit : « Majesté, ils approchent de Topola. » Le roi jeta ses cannes, se tint tout droit et dit à son tour : « Docteur, je me sens tout à fait bien. » C’est à Topola que son grand-père Karageorges était enterré. Le lendemain il se rendit au siège du gouvernement. Il annonça qu’il allait au front, il l’annonça au quartier général, puis il y alla. Résister ou mourir Il arriva devant ses troupes ferme et marchant droit. Il leur dit : « Mes enfants, les Autrichiens approchent de Topola, c’est là que dort mon grand-père, je ne permets pas qu’ils y viennent. Vous avez fait deux serments : l’un à votre roi, l’autre à votre pays ; du premier je vous délie, que ceux qui ne se sentent pas capables de tenir le second s’en aillent. Je viens mourir avec ceux qui resteront. » Tous les soldats crièrent : « Vive le roi ! » se jetèrent sur les Autrichiens, les poursuivirent soixante-dix kilomètres et leur firent repasser le Danube. Son pays délivré, le roi reprit ses cannes et revint à sa ville de bains. Le malheur ne quitte pas un homme qu’il a visé, qu’il soit roi ou trimardeur. Les Autrichiens n’attaquaient plus et pourtant un jour on apprit au roi qu’il n’y avait pas assez de drapeaux noirs dans le royaume pour pendre aux fenêtres parce que mille de ses sujets mouraient par jour. Le typhus après les obus passait dans les rangs et fauchait à grandes brassées. Il ne s’arrêta qu’après trois mois d’une immense moisson. Et chaque jour le roi demandait : « Pourquoi ne passe-t-il pas chez moi ? » Un nouveau printemps arriva. Pendant quelques semaines on crut que la Serbie avait cessé d’être maudite, puis on annonça que les Allemands allaient l’envahir. Le roi qui était noble et qui malgré tous les dires ne voulait pas croire que la guerre n’était plus seulement une affaire de bravoure répondit : « Mes soldats les attendent. » L’ennemi qu’on ne voit pas Les Allemands, derrière leurs canons, arrivèrent sur le Danube. Les soldats du roi les attendaient en effet. Ils ne virent venir sur eux qu’une effrayante pluie de fonte qui était suivie d’une autre pluie de fonte et encore d’une autre pluie de fonte. Ayant supporté cette pluie pendant douze jours ils pensèrent : « Maintenant, on va voir des hommes. C’est bien lâche de se faire précéder de tant d’engins ; nous, nous ne nous battons pas comme ça, mais enfin on va voir des hommes. » Ils ne virent encore qu’une pluie de fonte suivie d’une pluie de fonte et encore d’une pluie de fonte. Et ils apprirent que sur un autre côté les Bulgares les attaquaient. Ils se divisèrent encore une fois, puisqu’au lieu de deux ennemis, ils en avaient trois. Dans les temps les plus sauvages il n’est aucune légende qui rapporte qu’un géant appela deux autres hommes à son secours pour égorger un petit enfant. L’Allemagne appela l’Autriche et la Bulgarie pour venir avec elle égorger la Serbie. Le roi se fit conduire au gouvernement puis au quartier général et dit : « Je vais au front. » « Lequel ? » lui demanda-t-on. Le roi alla vers les Bulgares, monta sur un cheval, se fit soutenir de chaque côté et lentement, sans rien dire, passa devant ses soldats. Les soldats criaient : « Vive le roi ! » mais à mesure qu’ils criaient, ils fondaient, car ils n’avaient pas beaucoup de pain, ils n’avaient pas d’instrument pour faire de la pluie de fonte et c’était la troisième année qu’ils étaient debout. Le roi passa et repassa voyant ses soldats fondre et fondre. Puis il alla vers les Allemands. Il vit ses soldats tout saignants et qui lui dirent : « Nous ne pouvons pas battre tes ennemis puisque nous ne les voyons pas. » Et le roi regarda et ne les vit pas non plus. Et il retourna au front bulgare, et il retourna au front allemand, et pendant ses chevauchées les deux fronts se rapprochaient, ils ne formèrent bientôt plus qu’un angle qui reculait vers un pays sauvage qui s’appelle Albanie. Le roi, toujours soutenu des deux côtés, recula avec ses troupes. Les ennemis, parce qu’ils étaient plus riches, plus grands et qu’ils ne sortaient pas de trois années de nobles combats, lui prenaient ses terres : les Allemands par le haut, les Bulgares par le bas. Vers l’exil À mesure que le roi avançait dans ce pays sans routes, sans maisons qui s’ouvrent et sans nourriture, il apercevait de grandes masses d’hommes, de femmes et d’enfants qui, pieds nus, un sac au dos, droit devant eux, marchaient dans les champs. C’était la partie de son peuple qui n’avait pas voulu subir la présence des ennemis. Et comme rien ne roule dans ces contrées, qu’aucun autre bruit que celui qu’on fait avec ses pas ne trouble le silence, il entendait parfois, quand trop fatigué il faisait arrêter sa caravane, des plaintes qui sortaient des ravins et des bois : son peuple errant criait sous la famine. Alors il s’approchait et, lui montrant la direction de la mer encore lointaine, il lui disait : « Va vers la mer, les autres rois qui sont mes amis m’ont fait savoir qu’ils t’enverraient à manger. » Et le peuple affamé marchait dans la direction de la mer. Son royaume était entièrement envahi. S’il revenait sur ses bords il n’aurait même plus assez de terrain pour y poser le bout d’une de ses cannes. Il se disait cela en s’en allant aussi vers les côtes. Plus il s’en approchait, plus il voyait de masses, plus il entendait de plaintes, et de temps en temps, quoiqu’on voulût le détourner de ces visions, il apercevait de grands trous creusés au hasard des champs étrangers et dans lesquels, par cinq ou six à la fois, on jetait des corps sans vie. C’étaient ceux de ses sujets qui étaient morts en route. Il atteignit la côte. Des cris de famine frappèrent son oreille : son peuple et son armée l’y avaient précédé. Des gens qui avaient eu autrefois des foyers mangeaient des chevaux morts. Le frisson du typhus était déjà dans l’air. Et si pour se reconnaître il n’y avait pas autre chose que le contour des lignes physiques, le roi n’aurait plus reconnu ses Serbes et les Serbes n’auraient plus reconnu le roi : il n’était plus que le roi de la Faim. Il alla face à la mer pour voir si ses amis les souverains n’envoyaient rien à ses sujets. Il vit des transports pleins de vivres qui coulaient : l’ennemi était aussi sous la mer. Son peuple criait toujours sous la fièvre, sous la faim et sous le froid. Alors une grande vague troublante parcourut son corps, il voulut aller le dire à toute la terre, il se fit conduire sur un bateau, il arriva à Brindisi, il arriva à Salonique… il est venu ici comme il ira ailleurs.
Le Petit Journal, 18 janvier 1916.