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Les compagnons de Charlie

Publié le 17 janvier 2016 par Pantalaskas @chapeau_noir

Chimères et gargouilles

Depuis le treizième siècle, chimères et gargouilles se partagent le faîte des édifices publics et perpétuent leur primauté symbolique sur ces architectures historiques. Si les chimères n'ont qu'une vocation décorative, les gargouilles, elles, y ajoutent une fonction utilitaire assurant l'écoulement des eaux de pluie à une certaine distance des murs. Ces gargouilles ont souvent donné l'occasion aux sculpteurs de donner libre cours à leur imagination. Les représentations animales, notamment lions et chiens, sont largement majoritaires au treizième siècle. Plus tard ces animaux se retrouvent engagés dans des scènes violentes, combattant, dominant ou dévorant un autre animal ou un homme, ou encore simulant des attitudes humaines. Parfois même les sculpteurs créent des figures monstrueuses, dragons ou personnages anthropomorphes. Lorsque les artistes s'attachent aux représentations humaines, ils ne se privent pas de leur attribuer des comportement amoraux :  ivrognerie, acrobatie, mise en scène de pêchés, ou encore attitudes obscènes. Ces figures éloigneraient les forces du mal : esprit malin, êtres démoniaques.

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Gargouilles Cabu et Wolinski

Dans le secret

C'est une histoire singulière qui vient de s'écrire au cours de l'année passée dans la ville de La Rochelle. Alors qu'un chantier de rénovation, entrepris en 2014, devait permettre de refaire les joints de ciment et nettoyer la tour de la Lanterne au cœur de la  ville pour lui rendre sa blancheur d'origine, il était prévu que deux gargouilles soient recréées pendant ces travaux. Philippe Villeneuve, architecte en chef des monuments historiques, responsable de cette rénovation, prépare dans le secret une opération révélée seulement au terme du chantier : après l'attentat du 7 janvier 2015, il a l'idée de créer sur ce bâtiment qui a autrefois servi de prison ( les Quatre Sergents accusés de conspiration sous la Restauration y ont été enfermés avant d'être guillotinés en 1822 ) les deux gargouilles à l'effigie de Cabu et Wolinski pour leur rendre hommage ainsi qu'à tous les artistes menacés dans le monde. Cabu et Wolinski surplombent désormais l'entrée du Vieux Port de La Rochelle.

Tour de Lanterne La Rochelle

Avec ses lunettes rondes, sa coupe de cheveux caractéristique et un crayon fiché sur l'oreille, Cabu domine le côté nord-est de la tour, au niveau du deuxième balcon. À l'opposé, côté sud-ouest, Georges Wolinski entouré de deux femmes nues, lui aussi la bouche grande ouverte pour y laisser passer l'évacuation d'eau, accompagne son ami de Charlie hebdo dans cette postérité qu'ils n'auraient jamais pu imaginer.

Les compagnons de la liberté

Il est tentant de rapprocher dans une même revendication de liberté le destin des deux enfants terribles de Charlie et celui des compagnons du tour de France qui clamaient : «Nous voulons la liberté, nous ne voulons être ni serfs ni manants, nous voulons être ce que nous fit Saint-Louis: des maçons francs, des ouvriers affranchis, des hommes respectés ». Dans cette corporation des compagnons, les sculpteurs, reconnaissables à leur bandeau blanc autour de la tête, ne se privaient pas de prouver leur indépendance à travers l'imaginaire qu'ils faisaient passer notamment dans la réalisation des gargouilles. Certains compagnons sculpteurs ont su contourner les contraintes que pouvaient leur imposer les autorités laïques ou religieuses en  mettant en scène leurs propres personnages dérangeants et en se représentant parfois eux-mêmes, comme une sorte de pied de nez à l'autorité. Des gargouilles des compagnons aux caricatures des dessinateurs de Charlie, une même exigence de liberté indomptable, de désobéissance aux ordres établis semble perdurer, comme une filiation naturelle à travers les siècles.


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