«Le serment des ancêtres»
dans les collections nationales en Haïti
par Gérald Alexis
Les écrits sur le tableau de Guillaume Guillon Lethière (1760-1832) Le Serment des Ancêtres de 1822 disent tous l’importance de ce tableau en tant que symbole de la liberté. Le lire ainsi c’est confirmer l’immédiateté du message assuré par cette capacité que possède l’œuvre d’agir sur l’esprit de celui qui se trouve en sa présence. Cependant, il serait intéressant, pour mieux apprécier cette œuvre majeure, de connaître le récit qui entoure sa production et/ou le projet intellectuel de l’artiste. Pour cela, nous allons tenter de faire une lecture du tableau à travers la forme car c’est à travers cette forme donnée à l’œuvre que sont exposées les idées de l’artiste.
Guillaume Guillon Lethière. (1760-1832)
Portrait par Julien Léopold Boilly (1822)
Pour ceux qui ne le connaissent pas, situons brièvement l’artiste. Dans un article publié en 1865, Charles Blanc, critique d’art et ancien directeur des Beaux-Arts en France, nous apprend que «Guillaume Guillon Lethière est le fils naturel de Pierre Guillon, blanc de Saint Pierre de la Martinique, Procureur du Roi à la Guadeloupe et de Marie-Françoise, dite Pepeye, esclave noire affranchie de La Guadeloupe». Il est donc un mulâtre. Installé en France avec son père, il débute cette formation artistique qui fera de lui plus tard un peintre néo-classique français de talent. C’est en avril 1988 que le Guadeloupéen Gérard-Florent Laballe et Geneviève Capy ont fondé l’Association des amis de Lethière pour mieux faire connaître l’artiste et son œuvre.
L’art tirerait sa grandeur, dit-on, du fait qu’il rend présent
La liberté est une notion abstraite que nous expérimentons et connaissons par le biais du sentiment. C’est dire que nous sommes libres parce que nous avons le sentiment de l’être. Puisqu’abstraite, la liberté ne peut être représentée que par l’allégorie. Ainsi, devant Le Serment des Ancêtres nous sommes en présence d’une allégorie qui est particulière en ce sens qu’elle réunit un ensemble de notions à travers un petit nombre de figures; d’où sa complexité. Signalons par ailleurs que l’artiste, puisqu’il a choisi l’allégorie, a pris la liberté de représenter un moment qui n’est inscrit dans aucun livre d’histoire. En effet, jamais il a été rapporté que Pétion et Dessalines se soient retrouvés autour d’un Autel de la patrie pour faire ce serment créateur de la nation haïtienne. C’est donc une scène imaginée mais vraisemblable. A cela on pourrait appliquer cette citation de l’américain Joseph Campbell : «un mythe est ce qui n’a jamais été et qui pourtant est toujours». Quel est donc ce mythe que Lethière a voulu illustrer?
L’une des définitions données au mot mythe est la suivante : «Évocation légendaire relatant des faits ou mentionnant des personnages ayant une réalité historique, mais transformés par la légende.» Guillaume Guillon Lethière avait appris l’humiliation et la fin tragique réservée à Toussaint Louverture. Il avait vécu de près les avaries subies par son ami le Général Alexandre Dumas, à cause de ses origines. Lui-même, mulâtre, n’a pas non plus été à l’abri de remarques déplaisantes, de préjugés. Il lui fallait montrer dans une œuvre la grandeur de cette race à laquelle il appartient. Il a alors choisi de camper un mulâtre et un noir, deux de ces hommes vaillants qui ont lutté pour libérer un peuple de l’esclavage et en se faisant, rendre indépendant le pays d’Haïti. Pour montrer qu’il était effectivement de cette race, il a pour la première fois dans sa carrière, spécifié a côté de sa signature «né à la Guadeloupe».
En observant le tableau, on peut constater que le premier plan est fait de deux parties. Dans la partie supérieure de l’image se trouve un personnage à la barbe blanche descendant du ciel, entrouvrant les bras en direction de deux officiers. L’iconographie traditionnelle chrétienne permet, sans équivoque, d’identifier ce personnage barbu à Dieu. Par ailleurs, ce personnage est identifié par le mot Yahvé écrit en caractères hébraïques dans un triangle lumineux au-dessus de sa tête.
Guillaume Guillon Lethière Le Serment des Ancêtres (1822)
Dans la partie inférieure se trouvent deux hommes vêtus d’uniformes de grande tenue qui signalent leur rang et, un peu comme des hussards, leur courage exceptionnel. Ces uniformes les situent dans leur temps. Ils ne nous viennent pas d’une quelconque antiquité comme dans beaucoup d’allégories. Ils sont dans une position dynamique mais stable. Sous leurs pieds, des chaines brisées disent leur victoire sur l’esclavage.
Les deux hommes se situent de part et d’autre d’un Autel de la patrie ou Autel de la liberté, témoin de l’unité, un symbole de civisme hérité de la Révolution française. Dans l’image on peut lire sur cette stèle les devises de la jeune nation : «l’Union fait la force» et «Vivre libre ou mourir». Plus bas, se trouve une phrase qui définit ce qui est essentiel à une véritable liberté. Quoique partiellement cachée par les mains des protagonistes, il est possible de lire, avant les mots : loi et constitution, le mot religion. Ce petit détail qui s’ajoute à la présence divine donne une importance particulière à la religion dans cette narration. Dans son histoire de la restauration de ce tableau, Pierre Curie, conservateur en chef, responsable de la filière peinture du département restauration du Centre de recherche et de restauration des musées de France, remarque que cette mention de la religion renvoie au contexte de la Restauration dans lequel Lethière a peint ce tableau.
Cette combinaison du monde céleste et du monde terrestre n’est pas rare dans l’histoire de la peinture allégorique européenne. Ici, par un procédé remontant à la Renaissance, l’artiste a fait pénétrer les nuages de la partie supérieure dans la partie inférieure du tableau, procédé qui aboutit ainsi à une seule image. La présence de Yahvé est ainsi signifiée dans le même lieu et dans le même temps que celui des deux hauts gradés. Il est bon de préciser que cette association divinité/homme se base sur des références antiques et catholiques.
G.G. Lethière L’Union ou Allégorie de la Révolution française
Cet avant-plan du tableau de Lethière, est incontestablement apparenté à un dessin qu’il a exécuté en 1793 : L’Union ou Allégorie de la Révolution française. L’idée est à peu près la même: une union celée par un geste fraternel, reflet d’une confiance mutuelle. L’iconographie est cependant très différente. Le format est lui aussi différent. Le Serment est de grande dimension. L’artiste pensait sans doute que le traitement du thème nécessitait une grande surface. Cela lui permettait de dramatiser.
Sans définir précisément ses sources, on peut considérer deux images qui, combinant histoire et foi religieuse, permettraient d’atteindre l’effet que recherchait Lethière. Il s’agit d’une image de la Sainte Famille avec Jean Baptiste (17ème siècle) par Bartolomé Estéban Murillo (1618-1682) dans les collections du Louvre et de cette gravure de Bernard montrant la Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen de 1795, préambule à la Constitution de l’an III qui fonde le Directoire, conservée à la Bibliothèque nationale de France.
Detail de la Sainte Famille avec Jean Baptiste de Murillo (le Louvre)
Gravure de Bernard montrant la Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen de 1795, préambule à la Constitution de l’an III qui fonde le Directoire (BNF)
Les mains semblent jouer un grand rôle dans le Serment des Ancêtres de Lethière. Elles créent un lien entre les deux personnages et lient ces personnages et l’Autel de la patrie. En se faisant, elles affirment, sous le regard de Dieu, loyauté et fidélité l’un vis-à-vis de l’autre ainsi qu’aux devises inscrites sur la stèle. Poussant plus loin cette réflexion, on pourrait penser que ce n’est pas un hasard si les mains de Yahvé sont placées au-dessus de la tête de chacun des personnages. Ce geste, en effet peut se lire comme une influence spirituelle et, les mains étant ouvertes, leur position peut être vue comme un de signe de confiance. Ce geste pourrait surtout signifier que l’avenir de cette nation issue d’une révolution est entre les mains de Dieu car, «C’est par sa main qu’Il a réalisé son Œuvre». Dieu étant considéré par certains comme le Grand Architecte de l’Univers, tous nos jours, nos biens sont entre Ses mains.
Croquis montrant la composition du tableau : Le Serment des Ancêtres