Fin 2015, Darkplanneur est allé à la rencontre de Shuck One, étoile montante du graff français qui ne cesse d’explorer de nouveaux territoires. Né à Pointe-à-Pitre, métisse, Shuck One nous parle de son travail, des origines de son art qui ne cesse de questionner un certain rapport à la France. Rapidement, nous en sommes venus à aborder le sujet épineux de la responsabilité étatique, culturelle et sociale d’un pays à l’histoire coloniale complexe et clivante. Shuck One nous aide à décrypter la question du devoir de mémoire et la possibilité d’une reconstruction de liens pérennes et équitables…Shuck One un artiste anti-conventionnel et sans compromission qui incarne bien cette tension française du moment entre devoir de mémoire et droit
Araso : Tu viens de terminer une exposition en noir et blanc à la galerie Anne & Just Jaeckin à Paris, intitulée Living in Space. Ton travail semble être un va-et-vient permanent entre l’ombre et la lumière, entre le cadre et le hors-cadre. Ton travail est né sous la Terre et est monté vers l’extérieur, puis avec le temps il est entré dans le cadre de la toile. D’où vient ce mouvement ?
Shuck One : Mon travail jouit de sa liberté. Ce va-et-vient je le puise dans mon parcours personnel et ce que m’a donné la rue pour créer, transmettre, partager. J’ai pratiqué le vaudou en Guadeloupe, dans cette obscurité il y a une forme de lumière. Cette lumière il faut aller la chercher. Pour mon exposition Living in space, qui vient de se clôturer, j’ai fait un travail en Noir et Blanc. Ce ne sont pas deux couleurs mais deux nuances, deux peuples qui dialoguent. C’est un hommage à Sun Ra, que j’écoutais tout le temps pendant que je peignais ces toiles. Dans notre monde actuel, nous vivons entre une déchirure et une esthétique. Le tout est de bien choisir son chemin.
A : Quelle est ton histoire personnelle ?
SO : J’ai été abandonné et recueilli à l’âge de 3 ans. En 1973, la Guadeloupe a été traversée par un cyclone. Dans le port de Richepanse où je me trouvais, les eaux se sont mises à monter, les enfants ont commencé à se noyer et c’est ma grand-mère adoptive, Solitude, qui est venue me sauver. Solitude est aussi le nom de la femme qui était aux côtés de Delgres et Ignace entre Octobre 1801 et mai 1802, cette grande femme, enceinte qui combattait férocement les armées napoléoniennes. Comme quoi il n’y a pas de hasard. Solitude m’a donc littéralement « sauvé des eaux ». On a traversé tout Pointe-à-Pitre sous une bâche de plastique avec des feuilles de tôles qui volaient à 150 km/h. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de ne jamais être un poids pour mes grands-parents qui avaient déjà eu 2 enfants. A l’âge de 8 ans j’ai eu une illumination à la suite d’une méditation, dont j’ai décidé de faire mon flambeau de vie. Cette flamme, heureusement qu’elle est coloriée parce qu’en intensité elle est hyper violente. Je pense que pas mal de gens se demandent quand je vais déclencher ! Mais je ne suis pas dans un processus de violence, je suis dans une démarche d’affaiblir le cerveau de l’autre, du système en face. Le peuple guadeloupéen est dans un processus de résistance.
J’ai joué sur les planches de Pointe-à-Pitre de l’âge de 9 à l’âge de 12 ans. Ca a été une thérapie et une libération. C’étaient des rôles très durs. Je me préparais à ma reconstruction future. Ensuite sont arrivés les premières lectures sur la place de Pointe-à-Pitre. De Paul Niger, de Salvador Allende qui était sud-américain mais qui nous aidait aussi à prendre conscience de qui nous étions : une colonie qui allait être réveillée et qui n’allait jamais être soumise. Ensuite, arrive la découverte des premières inscriptions murales sur les murs de Pointe-à-Pitre à savoir ceux de la Sécurité Sociale. Je me suis demandé : pourquoi ces mots ? J’avais 10 ans. J’ai eu la chance de grandir avec les évènements de Pointe-à-Pitre et de la Guadeloupe. C’est dès lors que je me suis rattaché spirituellement à l’Afrique.
A : Tu as réalisé une fresque pour le MEMORIAL ACTe, le Musée de Pointe-à-Pitre dédié à l’expression caribéenne et la mémoire de la traite et de l’esclavage. Son inauguration en mai 2015, puis son ouverture en juillet a donné lieu à certaines divisions, des pour(s)et des contre(s). Que peut-on en dire avec le recul ?
SO : Je comprends très bien les besoins actuels du peuple guadeloupéen. Je suis né à Pointe-à-Pitre et j’y retourne fréquemment. Il est très important d’avoir un monument comme le MEMORIAL ACTe. Tout peuple a besoin de connaître son histoire pour s’émanciper, faire son deuil de la partie sombre de l’histoire et s’éveiller sur sa reconstruction, sa reconnaissance et sa renaissance. Le MEMORIAL ACTe est un lieu de mémoire, de recueil. Il est situé face à la mer, ce qui permet à la fois d’apaiser les âmes et de reconstruire une autre histoire avec la France. Sur les plages de Saint-François, les cadavres d’anciens esclaves sont découverts. Le MEMORIAL ACTe, inconsciemment, fait remonter les choses. Et la présence de ce musée ne change pas le fait qu’en 2015, la Guadeloupe est toujours confrontée à d’importants problèmes.
A : Quel sont les problèmes de la Guadeloupe aujourd’hui ?
SO : Il demeure en Guadeloupe un problème d’infrastructures, un grave problème d’eau et un problème de gouvernance politique. Il n’y a pas d’infrastructure efficace ni de recours en logistique. Dans certaines communes les gens en sont encore à aller chercher de l’eau à la fontaine ! C’est un problème purement politique. Il faut que le peuple se réveille.
A : La Guadeloupe aurait donc besoin de l’émergence d’un nouveau leader, comme Joseph Ignace ?
SO : C’est possible ! Entre octobre 1801 et mai 1802, la Guadeloupe gouvernée par Magloire Pélage. Il voit débarquer Antoine Richepanse, gouverneur napoléonien qui lui ordonne à Joseph Ignace de faire descendre ses nègres du fort Baimbridge. Devant le refus d’Ignace et Delgres, l’insurrection guadeloupéenne commence… Ignace refuse de désarmer ses nègres et d’embarquer dans le bateau qui eût signifié une mort assurée, une situation semblable à celle des migrants aujourd’hui. L’histoire répond à l’histoire… C’est là que commence la poursuite infernale dans toute l’île pendant 8 mois. Richepanse ne parvient pas à éteindre l’insurrection. Comment faire pour attraper Ignace et Delgres que Napoléon voulait morts ou vifs ? La bataille s’est finie au fort Delgres. Ils ont décidé d’encercler tout le fort de poudre et de se faire sauter. D’où le cri « vivre libre ou mourir ». La Guadeloupe aujourd’hui reste une poudrière. Il n’y a plus d’état de droit en Guadeloupe.
A : Parlons ton rapport personnel à cette histoire. Est-ce que le MEMORIAL ACTe est un moyen de sublimer cette violence et de tourner une page ?
SO : Je suis un artiste et un métisse. Je ne suis pas pour la guerre, mais je suis contre la culture prédominante. Aujourd’hui, le contrôle des matières premières est devenu fondamental d’un point de vue étatique. La sortie de l’Humanisme, entre le XIVeme et le XVIIème a été particulièrement dure pour la France et l’Europe. Les peuples pauvres d’Afrique étaient alors très riches en histoire et en matière premières. L’Europe s’est naturellement tournée vers eux pour asseoir ses positions et sa suprématie…
A : Te considères-tu comme l’ambassadeur de cette contre-culture ?
SO : Je suis un artiste universel mais je n’oublie pas d’où je viens. Je connais mon histoire et l’histoire de l’Europe. C’est pour cela qu’au MEMORIAL ACTe on m’a confié la partie la plus importante du musée relative à la période octobre 1801, mai 1802. Mais attention, je ne prépare pas pour autant un procès avec la France ! Je n’ai pas non plus l’intention que beaucoup de choses restent cachées. Et tant que je serai vivant, je donnerai de ma personne. Mon engagement a commencé sur les planches de théâtre de Pointe-à-Pitre à l’âge de 9 ans, en lisant des textes de Paul Niger. Puis j’ai continué à découvrir les traces des indépendantistes à la fin des années 70 à Pointe-à-Pitre, avec le graffiti en 1984-1985 en France et en voyageant, en me nourrissant, en rencontrant d’autres civilisations. En deux mots, je suis plutôt pro-indépendantiste. Je ne suis pas Français, ni Antillais, je viens de Pointe-à-Pitre qui est la nation des Caraïbes. La créolité est un peuple, un drapeau, une nation.
A : Qu’est-ce que cette histoire a éveillé chez toi en tant qu’artiste ?
SO : ça a éveillé 2 sentiments : la guerre, au sens symbolique du terme, s’entend guerre d’histoire, de reconnaissance. Une fois passées les premières émotions, il faut grandir et il faut construire. Nous sommes insulaires, nous aimons recevoir, dans être envahis. Il y a une personne que j’aime beaucoup, Léon-Gontran Damas, et qui forme un trio avec Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. On a évincé Léon-Gontran Damas parce qu’il était trop percutant et pertinent pour la vision française. Il y a deux livres de Gontran Damas qui sont très intéressants : le Nègre Fondamental et Graffiti. Dans la vie il n’y a pas de hasard…Je veux me battre pour qu’on puisse réécrire l’histoire et être inscrits dans les bouquins. L’objectif est de s’approcher d’une indépendance qui sera financée par la France, pour se débarrasser de tout le poids négatif du système français qui se traduit par des dirigeants qui ne ressemblent pas au peuple, en terme de couleur, d’autorité, de culture, d’autonomie. Ce sont des incultes au sens de l’ignorance de l’Autre.
A : Quel rapport entretiens-tu avec la violence ?
SO : J’ai réussi à transformer cette violence, sinon j’aurais été le Malcolm X guadeloupéen ! Mais l’histoire ce sont les dates, les lieux et les personnages et je ne l’oublie pas.
A : Qu’est-ce qui a fait que tu as choisi plutôt la solution artistique ?
SO : C’est venu du théâtre, puis, plus tard, de la peinture. J’ai milité très jeune en Guadeloupe avec les indépendantistes. Je ne les ai jamais lâchés et quand j’y retourne, je vais toujours les voir. Je me considérais comme leur branche intellectuelle et artistique. J’ai opté pour un activisme consensuel. La violence est le recours ultime quand aucune autre voie n’a marché. Je reste convaincu que la France n’a pas sa place en Afrique ni dans les Caraïbes. On ne peut pas occuper une île, un lieu, sans le consentement des gens qui y vivent. L’interventionnisme est un concept monté de toutes pièces par les Occidentaux.
A : Du coup, comment vis-tu le fait de travailler en France et d’y exprimer ton art ?
SO : Je suis citoyen du monde. Mais pour combattre le système il faut l’observer, l’analyser, faire les synthèses et agir. La violence n’a jamais été la solution que j’ai choisie. L’engagement artistique permet d’éveiller le peuple qui ne fait pas partie de l’élite et/ou n’a pas accès aux livres, à cette soif de culture. L’art permet d’imager. Le fait d’être ici me permet de transmettre aux gens de là-bas.
A : On sent deux Shuck-One. L’un est dans la sublimation, dans la transmission par l’art. L’autre est insoumis et revendicateur.
SO : J’ai toujours gardé ma condition de naissance : le Nègre fondamental. il ne faut jamais oublier ses racines. On évolue mais on ne change pas les gens. Les deux personnes dont tu parles n’en font qu’une. Je ne crains ni d’être perçu comme violent ni insurrectionnel. Je sais monter au créneau, et je n’ai aucune retenue. Il faut vivre les choses telles qu’on les sens. Oui, je suis borderline, mais ça ne signifie pas être violent. Il y a une personne qui a la soupape de Shuck-One : c’est ma grand-mère Solitude. Beaucoup de mes amis en Guadeloupe me demandent de revenir, mais ceux qui m’aiment me conseillent de ne pas aller en politique !
A : Tu as réalisé un travail sur des statues de femme. Quelle est la place de la femme dans ton art et dans ta vie ?
SO : J’associe souvent les peuples opprimés au statut de la femme dans le monde : ils sont tous les deux en proie au racisme et sexisme. J’adore la femme, elle est matrice de l’humanité depuis l’Egypte ancienne. Il me semble que mon texte de la Sculpture en dit long, je me libère sur le sujet de la femme. Dans tout guerrier il y a une part de féminité. Dans ce texte, je n’ai fait que mettre en lumière la part de féminité qui est en moi. A ce titre, Je tiens à rendre hommage à Béatrice Coursier, conservatrice du musée de l’Homme pendant 35 ans, qui m’a énormément appris sur l’Homme Occidental. Elle adorait la sculpture au Musée de l’Homme. Quelle femme !
A : En ce moment se déroule la Biennale des Photographes du Monde Arabe à Paris. Dans l’IMA, il y a une salle dédiée aux réfugiés en Lybie. Quel est ton point de vue sur le sujet ?
A : Où places-tu le curseur entre le bien et le mal ?
SO : Il faut s’attaquer aux édifices, pas aux gens. La lutte est symbolique, il ne s’agit pas de tuer des gens ! Même si l’histoire s’est bâtie sur du sang, et l’histoire est pleine de ces décalages. A l’heure actuelle, il est le juste temps que l’Afrique et la diaspora se réveille avec des écrits, un projet.
A : Quel est ton prochain projet ?
SO : Je travaille en ce moment sur un projet pour Lampedusa qui va s’appeler le Débarquement. Je suis en train de l’écrire, c’est un projet intéressant, d’actualité. Je vais essayer de transmettre aux pays européens le goût de leur débarquement en Afrique et de faire un parallèle avec ce qui se passe pour les migrants en ce moment. Ca va ressembler à une pièce de théâtre et à une installation artistique où migrants, politiques et spectateurs vivront la traversée dans les conditions actuelles des migrants. Il est important d’être en situation, d’y être immergé tout en parlant un langage différent pour faire des rapprochements. On est allés dans ces pays. La question devient : qu’est-ce qu’on en fait ? Aujourd’hui ces migrants quittent chez eux parce qu’ils ont malheureux. Quelques années plutôt c’est l’Occident qui était malheureux chez lui. C’est l’anthropologie qui donne les clés de l’origine du racisme en Occident.
SO : Un être qui a compris ce qu’était la vie. En 3 mots, illumination, détermination et longévité.