Bonjour José, tu es éditeur mais aussi dessinateur et animateur d’ateliers BD. Comment gères-tu ces trois facettes dans la durée ?
José Jover : Je « gère » mes trois casquettes dans la durée, en travaillant durement, c’est un premier point important. Le credo des publications des éditions Tartamudo en matière éditoriale est complètement lié à ma propre aventure humaine, intellectuelle et artistique. Je me perçois comme dans le poème de José Maria de Heredia : « Comme un vol de gerfaut hors du charnier natal… ».
Quel est le fil conducteur d’une aventure de ce type et comment trouver la motivation et l’énergie de la poursuivre au cours du temps ?
J. J. : Mille choses vécues ou rêvées en amont, certainement ! Je crois qu’une rivière n’a pas besoin forcément d’un but, d’une embouchure, elle a juste besoin d’un point de départ, d’une source, après quoi elle fera des centaines de méandres ; à sa manière elle creusera son sillon en fonction des difficultés à contourner, à affronter, elle s’adapte !
D’ailleurs, c’est un peu cela, à mon humble avis, ce qui constitue mon aventure artistique et éditoriale.
Quel est ton parcours ?
J. J. : Vaste question dont la réponse nécessiterait un livre épais comme le bottin ! D’abord, il m’est impossible de citer de mémoire toutes les aventures éditoriales auxquelles j’ai participé, elles sont tellement nombreuses… Oui en effet, avant de devenir éditeur, j’ai été un dessinateur de bande dessinée et illustrateur pour la jeunesse, un mercenaire tueur à pages. Mais là encore, j’imagine qu’il n’y a rien de vraiment nouveau sous le soleil, je pense que c’est le lot habituel de la plupart des auteurs grands ou petits. Je citerais volontiers Søren Kierkegaard : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, mais le difficile qui est le chemin ».
Je vais tâcher de faire bref. Mais en avant-propos, et sans vouloir faire sangloter la ménagère de moins de 50 balais dans les chaumières des télés novélas de la TNT, j’aimerais souligner que je suis issu de l’underground prolétaire et de l’immigration (je suis né en Espagne, naturalisé français). Par conséquent, c’est une chose qui a, directement ou indirectement, influencé profondément mon travail d’auteur et mon parcours artistique et éditorial comme on peut le constater aussi en regardant le catalogue Tartamudo…
Jusqu’à l’arrivée heureuse de Tarek et de Vincent Pompetti, j’étais le seul auteur de la liste des livres publiés. Le hasard a eu son mot à dire dans cette histoire, évidemment, comme souvent dans les histoires d’artistes. Pour faire référence à trois de mes expériences parmi les plus déterminantes, à la naissance des éditions Tartamudo beaucoup plus tard, je me souviens d’un hebdo BD encarté dans le journal « Baraka » au mitan des années 80. Celui-ci parlait de tous les mouvements culturels, au sens large du terme et relativement original en ce temps-là, liés à l’immigration et à ses acteurs les plus significatifs. Le rédacteur en chef de cet encart BD dans cette revue qui était à grand tirage, était mon ami d’enfance Farid Boudjellal. Nous avons grandi dans la même ville du sud-est, Toulon, dont nous avons été faits les citoyens d’honneur, ce qui n’est pas rien croyez-moi sur parole, té gary fan de chichoune ! (rire)
Pour citer quelques collaborateurs de ce « Baraké » (c’était son nom), à part Farid et moi-même, on pouvait y trouver entre autres, David Beauchard (qui n’était pas encore B. et bien longtemps avant les éditions de l’Association qu’il a cofondé) et plus occasionnellement, Mourad Boudjellal, frère cadet de Farid devenu magnat de l’édition (éditions Soleil) et maintenant PDG du RCT, club de Rugby qui caracole en tête du top 14. Je me souviens aussi de « Zoulou » une autre revue de BD à très fort tirage (dans les 200 000 ex. en kiosques), produite par le groupe éditorial de Jean-François Bizot, Actuel Nova-Press, et dont le rédacteur en chef était un proche ami, André Igual. Je pourrais citer en vrac les collaborateurs, tous plus étonnants les uns que les autres : Karl Zéro, Francis Kuntz dit Kafka, Lefred-Thouron, Phil Casoar, Olivia Clavel, Kent du groupe rock rebelle Starshooter, Rachid Taha… liste non exhaustive et beaucoup trop longue !
C’était une période un peu people branché, mais injecté dans la BD ! Enfin, pour clore ce court résumé, je me souviens qu’en 1994 j’ai créé et publié, ma première revue BD de 120 pages, intégralement constituée de BD, « El Building », diffusée et distribuée en librairies spécialisées par l’association Figure, société de Philippe Ouvrard (Anthracite), Giusti Zuccato (Vertige Graphic), Latino Imperato (Rackam) et André Stroebel (Makassar).
Voilà comment tout a commencé ! Au début, j’ai créé une association loi 1901. Au sommaire de cette revue « Prozine » (comme on disait un peu pompeusement) on retrouve de proches amis, souvent les mêmes (je suis plutôt fidèle en amitié), Farid Boudjellal, David B., Laurent Lolméde, Larbi Mechkour, Bernard Joubert, une jeune dessinatrice nommée Marine (qui fera à son tour un canard éphémère de BD en kiosque « Chien Méchant » avec Luz)… Enfin, cinq ans après moult péripéties, en janvier 1999, je crée la SARL Lisez-Moi dont le label d’édition est Tartamudo.
Comment a commencé l’aventure du dessin ?
J. J. : J’ai commencé, je suppose, comme tous les autres dessinateurs connus ou oubliés de ma génération, c’est-à-dire en collaborant à divers fanzines (bien moins nombreux que maintenant), plus ou moins prestigieux et donc reconnus, pour l’époque en tout cas, tels que, celui animé par feu Charlie Schlingo « Le Havane Primesautier » et autres « Méfi » ou « Demi-Lune ». Ce dernier était animé par mon ami André Igual, décédé lui aussi. Une grande perte pour nous. Cet homme, peu connu du « grand » public, a énormément compté pour un certain nombre de gens, devenus célèbres entre-temps comme Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet, pour en citer deux fameux ! Ensuite en affinant mon style, j’ai commencé à publier dans des revues BD professionnelles, telles que « Circus », « Charlie Mensuel » (revue dirigée d’abord par Wolinski et ensuite par Willem) et autres « Viper »… C’est à cette époque que j’ai fait bien des rencontres et que j’ai fourbi mes armes artistiques et théoriques. Je voulais pouvoir y arriver, pour ne pas retourner à l’usine originelle : ça c’était une réalité. Bref, là ou il y a une volonté, il y a un chemin, comme le disait parfaitement ce brave Lénine.
Peux-tu nous parler de ton engagement citoyen à l’époque de la Marche de l’égalité ?
J. J. : Je vais tenter de le raconter brièvement ! En 1980, cela faisait cinq ans que j’étais à Paris, je m’y étais fait un ami d’origine antillaise, Roland Monpierre, à l’école des Beaux Arts de Paris dont nous étions élèves. Farid Boudjellal, mon ami d’enfance était venu nous rejoindre à Paris, quittant son Toulon natal. Nous avons créé un studio de trois dessinateurs, après que j’ai présenté Farid à Roland ; un studio que nous avons baptisé du nom d’Anita Comix. Ce dernier est devenu aussi notre signature commune pour nos travaux réalisés en commun.
Nous avons commencé à travailler pour plusieurs revues et journaux de l’époque, la grande presse, ainsi que pour de grandes institutions. BD, affiches, plaquettes de communication en BD, illustrations, tout y est passé. Dans le même temps, nous avons énormément philosophé ensemble sur nos origines respectives et surtout nous nous sommes bien amusés tous les trois sur ces sujets. Comme aimait nous le dire Willem, on faisait de l’humour sur des choses graves. Sans nous rendre compte que nous étions, en quelque sorte, en train d’écrire l’Histoire, puisque nous étions Black – Blanc – Beur ! Avec ses bandes dessinées, Farid Boudjellal est un pionnier en France du récit autobiographique traitant de l’immigration. Etienne Robial, des éditions Futuropolis, s’en est rendu compte rapidement et l’a publié en album. L’Oud a été le premier titre BD publié pour Farid puis dans la foulée, Robial a également publié Roland Monpierre avec Repas antillais. Moi, j’avais publié quelques mois avant un polar chez Glénat, Sale temps. Quand la première Marche des Beurs a eu lieu en 1983, nous avons suivi cet événement de près. Très vite, nous avons été acteurs de toute cette agitation revendicative, autant culturelle que citoyenne, qui a réveillé brutalement une partie de la France des bistros racistes. En effet, lors de la deuxième Marche des Beurs, nous avons signé toutes les affiches nationales du mouvement qui s’est appelé « Convergence 84 » et dont le slogan était : « La France est comme une mobylette, pour avancer il lui faut du mélange ».
Ensuite, la revue « Actuel » nous a ouvert ses portes et nous a consacré quelques grands articles. Notamment un qui s’est appelé « Beur Blanc Black, ça brasse en France », où nous étions les personnes mises en avant. Car nous étions tous les trois « Black Blanc Beur » comme je l’ai dit auparavant. Nous nous battions pour les droits civiques des étrangers puis a eu lieu une grande exposition internationale au Musée d’art moderne, Georges Pompidou qui s’est intitulée « Les enfants de l’immigration », sous l’impulsion du ministre de la Culture de l’époque, Jack Lang. Cette expo a ensuite voyagé dans plusieurs grandes capitales d’Europe. En gros, nous avons fait partie de toute cette période, d’une manière forte, nous étions engagés comme militants autant politiquement qu’artistiquement. La naissance de SOS Racisme arrive assez rapidement, association très importante comme on sait, mais dirigée par, ce qui était pour nous, deux « sous-marins » du Parti Socialiste, Harlem Désir et Julien Dray. Ils étaient là, pour faire surtout une carrière politique, selon notre humble avis. Nous, nous faisions tout cela motivés uniquement, et d’aucuns diront, non sans raison d’ailleurs, naïvement motivés par nos convictions. Cela ne pouvait donc pas coller. En conclusion, nous nous sommes éloignés de cette association et avons poursuivi nos routes d’auteurs, de dessinateurs et d’artistes engagés, ailleurs et dans d’autres domaines. Surtout celui qui a toujours été notre ADN, la bande dessinée.
Et maintenant ?
J. J. : Maintenant, la suite cohérente et logique s’est faite dans la publication de plusieurs albums, que, cher lecteur de cet interview, vous pouvez trouver dans le catalogue des éditions Tartamudo. Notamment, ceux de Farid Boudjellal, entre autres mais pas seulement.
Pourrais-tu nous parler des rencontres qui ont marqué ta carrière ?
J. J. : Les rencontres qui ont marqué la suite des péripéties qui font mon parcours, plus qu’une carrière au sens classique du terme comme on pourrait l’entendre, sont liées aux auteurs et artistes devenus, pour un certain nombre, des amis. Peut-être qu’on pourrait s’interroger sur ce fait : comment des auteurs très connus, pour certains, choisissent-ils Tartamudo, maison pas toujours bien connue du grand public ? Comme, par exemple, Tarek et Vincent Pompetti qui m’ont rejoint depuis six ans maintenant. Une grande chance pour Tartamudo de ce fait et dont je suis fier. Ils sont venus vers moi, probablement pour les raisons exposées en amont de cette entrevue et, c’est possible, simplement parce que je me suppose être loyal et fidèle en plus d’avoir pu offrir un espace éditorial concret. La loyauté n’est pas une qualité, c’est une valeur. C’est important l’honnêteté et la transparence ; en premier lieu, en matière économique et artistique par les temps croassant qui volent sombrement au-dessus de nos plaines, nos villes et nos villages.
J’insiste sur ce point, il ne faut pas oublier mon passé d’auteur et de dessinateur, ami d’un certain nombre d’autres auteurs, c’est cela qui nous unit dans un premier temps. Après la vie fait son œuvre et il faut être présent avec ses amis, quand justement les circonstances de la vie l’exigent.
C’est assez simple finalement l’amitié, il suffit de ne pas la trahir pour la garder vivante. Cela n’exclut pas les coups de griffes, les avis échangés, dans des discussions, jusqu’au bout de la nuit, parfois. Petite anecdote, il se trouve que j’ai publié un album BD professionnel un peu avant Farid et David, il s’intitulait Fictionnettes. Le scénariste était André Igual. L’auteur jeunesse Pef était plus âgé que nous et avait publié déjà un livre contre près de 400 titres à ce jour ! Après quoi, il a fait un best-seller dans le livre jeunesse, chez Gallimard Jeunesse, Le Prince de Motordus. Quand je leur ai montré mon premier livre, je pense qu’ils étaient aussi fiers que moi, sans jalousie ni arrière-pensées. Et c’était bien comme ça. De la même manière, j’ai été très admiratif de leurs premiers livres publiés. Et des suivants aussi !
Quand je suis passé de l’autre côté de la barrière, c’est-à-dire quand je suis devenu éditeur, les choses se sont passées tout naturellement avec mes premiers vrais potes, dessinateurs et scénaristes. Ils m’ont donné un coup de pouce en ma qualité d’éditeur, en me proposant leurs œuvres. On a fait des contrats en bonne et due forme, avec un à-valoir à la mesure de mes possibilités financières, et voilà.
Site : Tartamudo éditions