Monstre. Alors, pourquoi Bowie, à la longévité fragmentée en élégiaque phénix, peint et rhabillé à neuf à chaque nouvelle aventure discographique ou scénique, compte tant à nos esprits fatigués?
Parce que Major Tom (l’espace vierge jamais asservi) et Ziggy Stardust (messager alien) continuent de nous hanter par leurs chaos cosmogoniques, comme pour transformer le réel et nous aider à surseoir à nos propres entreprises de désincarcération souvent à l’œuvre. Nous n’expliquons rien du présent sans genèses. Une question mérite donc l’attention: à quoi sert un artiste?
Nous parlons là des artistes qui comptent et imposent une empreinte puissante, révolutionnant leur genre. Bowie en révolutionnaire? C’est aller vite en besogne. Bowie en révolutionnaire atypique? Pourquoi pas. Mais Bowie comme icône du rock et de la pop, icône d’un art progressif et transgressif, un art pensé et réalisé pour déranger, bousculer le monde tel qu’il est… oui! Cent fois oui! L’homme transgenre aux transfigurations et aux mille talents (musique, peinture, cinéma, etc.) a pris le rock des années soixante pour l’emmener ailleurs, en des contrées inexplorées et inventives, en prenant risque sur risque, sans jamais se soucier ni des conventions ni des codes, libre et subversif, en écrabouillant l’ordre établi. Bowie a tout tenté, tout osé, comme une expression sublimée de la liberté des artistes: Space Oddity, Rock’n’Roll Suicide, Starman, The Man Who Sold The World, Ashes to Ashes, I’m Deranged, The Bewley Brothers, Station to Station, Heroes de la trilogie berlinoise, jusqu’au dernier bijou absolu, Blackstar, livré deux jours avant sa disparition… Impertinent, irrévérencieux, dépassant lui-même ses assignations futuristes, Bowie a repoussé les frontières de l’imaginaire – écrasé lui-même par une œuvre tentaculaire influencée par le surréalisme, la littérature, la philosophie, le kabuki ou la poésie, dont il revendiquait la rhapsodie inachevée. Lui se confessait en «sale monstre». Et nous, en «gentils montres», qui ne pouvons l’écouter encore et encore sans trembler. Par où finir –quand le mot «fin» se refuse à nous?
|BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 15 janvier 2016.]