L’homme transgenre aux transfigurations et aux mille talents (musique, peinture, cinéma, etc.) a pris le rock des années soixante pour l’emmener ailleurs, en écrabouillant l’ordre établi.
Histoire. Par où commencer? Ou, plus exactement, par où commencer en étant bien compris sur l’intention même d’une chronique consacrée à un chanteur mort iconisé de son vivant, celui d’une époque hors époques et au-delà des époques, en tant que genre à lui tout seul et héraut de ce paradis perdu qui s’appelle encore aujourd’hui l’après-68, planté vers la fin d’un siècle maudit? Par où commencer, oui, en reconnaissant toutefois que certains morts amènent dans leur sépulcre, par l’émotion de leur disparition, la brutalité d’une fin qui nous concerne directement, comme si une part de nous-mêmes pénétrait dans un crépuscule d’autant plus intime qu’il côtoie des névroses partagées? Même si les déferlements médiatiques hors normes charrient toujours un soupçon de doute: David Bowie est de ceux-là. Bien sûr, d’autres morts méritent toute notre sollicitude, parfois plus, d’ailleurs. Pierre Boulez, pour ne parler que de lui, aura probablement laissé à la musicologie une œuvre bien plus fondamentale et durable à l’éternel. Mais pour signifier dans leur exactitude des moments d’histoire et, osons l’expression, de basculement de l’histoire, il y a, du côté de la musique des cinquante dernières années, quelques personnages référencés grâce auxquels nos vies ont changé.
Mais pas de méprise, le bloc-noteur l’affirme aussi: au croisement du rock et de la pop, quand tous les possibles étaient en jeu et qu’une génération entière croyait en l’avènement d’un monde meilleur et dépoussiéré, une partie de cette jeunesse s’est souvent aventurée dans des croyances artificielles, au point de se faire plus de mal que de bien et, au bout du compte, de revenir de tout dans un état plus dépressif et nihiliste encore. Le rock manie lui aussi le meilleur et le pire. Entre renoncements revendiqués et cash machine assumée, Bob Dylan, Mick Jagger et Paul McCartney ne servent plus à grand-chose. Mais Patti Smith et quelques autres sont restés debout…
Monstre. Alors, pourquoi Bowie, à la longévité fragmentée en élégiaque phénix, peint et rhabillé à neuf à chaque nouvelle aventure discographique ou scénique, compte tant à nos esprits fatigués?
Parce que Major Tom (l’espace vierge jamais asservi) et Ziggy Stardust (messager alien) continuent de nous hanter par leurs chaos cosmogoniques, comme pour transformer le réel et nous aider à surseoir à nos propres entreprises de désincarcération souvent à l’œuvre. Nous n’expliquons rien du présent sans genèses. Une question mérite donc l’attention: à quoi sert un artiste?
Nous parlons là des artistes qui comptent et imposent une empreinte puissante, révolutionnant leur genre. Bowie en révolutionnaire? C’est aller vite en besogne. Bowie en révolutionnaire atypique? Pourquoi pas. Mais Bowie comme icône du rock et de la pop, icône d’un art progressif et transgressif, un art pensé et réalisé pour déranger, bousculer le monde tel qu’il est… oui! Cent fois oui! L’homme transgenre aux transfigurations et aux mille talents (musique, peinture, cinéma, etc.) a pris le rock des années soixante pour l’emmener ailleurs, en des contrées inexplorées et inventives, en prenant risque sur risque, sans jamais se soucier ni des conventions ni des codes, libre et subversif, en écrabouillant l’ordre établi. Bowie a tout tenté, tout osé, comme une expression sublimée de la liberté des artistes: Space Oddity, Rock’n’Roll Suicide, Starman, The Man Who Sold The World, Ashes to Ashes, I’m Deranged, The Bewley Brothers, Station to Station, Heroes de la trilogie berlinoise, jusqu’au dernier bijou absolu, Blackstar, livré deux jours avant sa disparition… Impertinent, irrévérencieux, dépassant lui-même ses assignations futuristes, Bowie a repoussé les frontières de l’imaginaire – écrasé lui-même par une œuvre tentaculaire influencée par le surréalisme, la littérature, la philosophie, le kabuki ou la poésie, dont il revendiquait la rhapsodie inachevée. Lui se confessait en «sale monstre». Et nous, en «gentils montres», qui ne pouvons l’écouter encore et encore sans trembler. Par où finir –quand le mot «fin» se refuse à nous?
|BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 15 janvier 2016.]