La politique de la ville, créée vers la fin de la décennie 1970 pour insérer les « quartiers chauds » dans le droit commun et y faire éclore une élite bigarrée, a produit l’effet inverse : concentrer dans ces quartiers d’énormes trafics illicites, contrôlés par des gangs « tenant par ailleurs des politiciens complices ou épouvantés », estime le criminologue Xavier Raufer.
Depuis 2008, près de 200 personnes ont été tuées lors de règlements de compte à Marseille, dont 32 pour la seule année 2010. En 2015, déjà une quinzaine de victimes sont à déplorer. Deux jeunes hommes de 15 et 24 ans ont été fauchés en octobre par une rafale de kalachnikov dans une cage d’escalier de la cité des Lauriers. Dans la nuit du 14 janvier 2016, un homme d’une vingtaine d’années a été abattu par des tirs de kalachnikov dans le 3e arrondissement de Marseille, proche du centre. C’est le premier « règlement de comptes » de l’année dans la ville, quelques heures avant une visite annoncée du ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve.
Si personne ne s’apitoie sur le sort de voyous tués par d’autres voyous, ces meurtres en disent long sur le climat qui règne dans les quartiers Nord de la Cité phocéenne. La violence y est endémique et, de la cité Bassens, à La Paternelle, des Micocouliers à La Castellane, trafics de drogue, meurtres et braquages font partie du quotidien. Même si la police fait des descentes ponctuelles elle n’est pas présente en permanence. Les dealers en profitent : selon La Provence, les trafiquants de la cité Val Plan distribuent même des cartes de fidélité à leurs clients. Pour l’achat de 50 euros de « shit », la formule « confort » leur donnerait droit à un paquet de Marlboro gratuit, des feuilles à rouler et un briquet !
40 villes pourries par des « quartiers sensibles de non-droit »
Si Marseille est devenue la capitale française des tueries, les cités coupe-gorge sont présentes un peu partout en France. D’après la classification du ministère de la Ville, on recense une bonne quarantaine de villes pourries par des « quartiers sensibles de non-droit » (QSND). Les faits de violences urbaines, les fusillades, et les trafics en tout genre y constituent un menu journalier. Qu’il s’agisse d’intimidations comme dans la Cité Soubise, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), où des rafales de fusil d’assaut ont été tirées en l’air au printemps 2015, ou de meurtres comme celui de cet adolescent de 14 ans tué à l’arme automatique dans la cité des Merisiers, à Trappes, tout le pays est gangréné. Le Monde (08.05.2015) rapporte qu’en mars 2015, « Akim », un trafiquant notoire de Saint-Ouen, a menacé une bande rivale en pointant sur elle un lance-roquettes antichar. Malgré l’intervention d’une cinquantaine de policiers, l’arme n’aurait pas été retrouvée.
Quelle que soit leur localisation, les cités coupe-gorge sont tenues par des bandes de voyous qui contrôlent un « territoire », un quartier. Agés de 12 à 30 ans, cette minorité agissante traîne dans la rue, squatte les caves et occupe les entrées d’immeubles. Dans ces bandes, selon la formule de Bourdieu, les positions hiérarchiques s’acquièrent en fonction du « capital guerrier » et de la hargne des individus.
Tout commence par des chapardages dans des boutiques de vêtements ou d’alimentation, puis par des vols de téléphones et de deux-roues. La phase suivante concerne les vols de voitures et le trafic de drogue. Au sommet de l’échelle, les « caïds » sont généralement des dealers qui font travailler des réseaux.
Le passage d’un quartier réputé « problématique » à la classification QSND n’est pas immédiat. On peut distinguer plusieurs degrés de pourrissement. Le premier démarre avec le vandalisme et la délinquance en bande (dégradations volontaires, intimidations de commerçants). Ensuite, commencent les attaques furtives contre les symboles de l’État, dont les enseignants et les forces de l’ordre. De fil en aiguille, ces agressions contre les autorités se radicalisent. Des injures verbales et gestuelles, on passe au caillassage des voitures de « keufs ». Parfois, les commissariats sont attaqués à coups de mortier d’artifice, comme à Vaulx-en-Velin (69), à Fontenay-le-Fleury (78), à Noisel (77), à Garges (95), visés durant l’été 2015. Ces commissariats font aussi l’objet de tentatives d’assaut. Ce phénomène n’est pas nouveau. En 2002, une trentaine de « jeunes » avaient attaqué le commissariat de Wittenheim (Mulhouse) afin de libérer trois voyous interpellés pour vols et agressions. Ces exactions se sont généralisées, qu’il s’agisse de commissariats ou de gendarmeries.
En juillet dernier, le commissariat des Ulis (91) a été attaqué par une quarantaine de racailles qui l’ont bombardé avec des pierres et des cocktails Molotov ; celui de Neuilly-Plaisance (93) a été assiégé par une centaine de casseurs voulant en découdre avec la police municipale.Dans la belle ville de Dinan (22) et à Fosses (95) des bandes ont tenté de prendre d’assaut ou d’incendier des gendarmeries. Ces agressions prennent parfois un caractère confessionnel. À Joué-les-Tours (37), en décembre 2014, par exemple, où trois policiers ont été blessés à l’arme blanche par un homme d’une vingtaine d’années, Bertrand Nzohabonayo, au cri de « Allah Akbar ». Il a été abattu.
Dernier degré de cette escalade de la violence, les émeutes urbaines ont ceci de particulier qu’elles entraînent une partie de la population locale, pas forcément impliquée dans les trafics. Certains habitants en profitent pour piller les magasins, brûler les voitures, saccager le matériel urbain. Le grand défouloir… Ce fut le cas lors des émeutes de 2005 (27 octobre – 17 novembre). Ces violences ont provoqué la destruction de plus de 11 000 véhicules, détruit ou endommagé 223 bâtiments publics et 80 immeubles privés. Il aura fallu près de 12 000 policiers et gendarmes, pour ramener le calme, notamment à Clichy-sous-Bois (93). Coût des dégâts : plus de 200 millions d’euros, selon les assureurs, à l’époque. Le bilan humain fut également très lourd : quatre personnes trouvèrent la mort durant ces journées de quasi guerre civile (l’état d’urgence fut instauré le 08 novembre 2005 dans 25 départements), suite à des incendies ou à des agressions.
On achète la paix sociale
« Plus jamais ça » : plutôt que de désarmer les voyous, les pouvoirs publics, de droite comme de gauche, ont choisi d’éviter tout événement générateur d’incidents plus graves. En octobre dernier, Patrick Kanner, le ministre de la Ville s’est même rendu à Clichy-sous-Bois pour assister à l’inauguration d’une stèle et d’une allée dédiée à Zyed et Bouna. On croit rêver ! Pour acheter la paix sociale dans les cités, le gouvernement a annoncé son intention de distribuer quelques milliards supplémentaires dans le cadre de la politique de la ville. Arroseur arrosé : des zones franches, aux allégements fiscaux dont profitent les sociétés créées dans les quartiers, une partie des millions d’euros de bénéfices tirés du trafic de stupéfiants est probablement recyclée dans l’économie locale grâce à ces incitations.
Fabrice Durtal