En cette fin des années 1960, l’Amérique est puissante. Les constructeurs automobiles tirent la croissance et font la loi. Des syndicats bien nourris transmettent les ordres. Mais ce qui paraît si solide est aussi destiné à être ébranlé. Les émeutes bourgeonnent aux quatre coins du pays.
A Detroit, les troubles éclatent dès 1964. « Dans les media de l’époque, on n’y parle que d’émeutiers noirs. Les choses sont simples en apparence : la police est envoyée contre la partie la plus visiblement oppressée, qui commet les actes les plus violents. Mais ce soulèvement n’était pas le fait des plus démunis, des plus marginaux, d’un « lumpen » prolétariat », tempère Surkin. « Dans les rues de Detroit, on trouvait beaucoup de gens avec un emploi, une maison, une famille, des membres ordinaires de la classe moyenne, qui étaient Noirs par ailleurs. D’ailleurs, il n’y avait pas que des Noirs. Les médias n’avaient aucun intérêt à relayer ce fait. A partir du moment où on le prend en considération, où l’on essaie d’expliquer la présence dans les rues de Blancs, souvent des immigrés issus de la population ouvrière ou minière, alors ce ne sont plus des émeutes de race, et il faut une autre explication. Pour ma part, je pense que c’était un mouvement de classe, parce que ces gens-là, Noirs ou Blancs, travaillaient dans les mêmes usines, et leurs revendications convergeaint. »
Pendant six ans, ses membres vont s’organiser pour lutter contre les licenciements arbitraires, contre les syndicats trop conciliants avec le patronat, pour de meilleures conditions de travail. Plus largement se met en place un mouvement contre la violence policière, contre le racisme de la société américaine, contre l’exploitation capitaliste, et pour la justice sociale. La Ligue cherche à s’étendre, à gagner d’autres villes. Parallèlement, elle crée des liens avec les étudiants et publie des journaux qu’elle distribue à la sortie des usines. Pour Surkin, « dans sa volonté de rassembler les ouvriers, à travers le pays et au-delà des couleurs de peau, la Ligue est l’héritière historique du programme unitaire de l’IWW » (Industrial Workers of the World), le grand syndicat radical internationaliste du début du XXème siècle.
La Ligue des travailleurs n’a pas réussi non plus à intégrer le féminisme. « Les mouvements étudiants, celui de Martin Luther King, les Black Panthers, tous ont gardé les femmes dans des positions inférieures. La Ligue n’a pas fait exception : Edna Watson ou Sheila Murhpy, des activistes avec le talent nécessaire pour diriger, sont restées dans l’ombre. Mike Hamlin, l’un des fondateurs de la Ligue, me disait encore récemment que la question de l’égalité entre les hommes et les femmes restait l’un des plus grands échecs de leur mouvement. Tout en combattant l’oppression, ils ont reproduit un système oppressif dans leur propre sphère. »
Même si les transformations sociales attendues ne se sont pas réalisées, Surkin et Georgakas continuent d’affirmer leur optimisme dans les capacités révolutionnaires de la base et dans le destin d’une ville comme Detroit, ravagée par la crise économique de 2008, à incuber les embryons de mouvements sociaux à venir.
Cette histoire est particulièrement précieuse à l’heure où la société américaine est une nouvelle fois traversée par la double exigence d’égalité raciale (le mouvement « Black Lives Matter ») et de justice économique (la candidature « socialiste » de Bernie Sanders). Ceux qui cherchent à articuler aujourd’hui les questions de race et de classe trouveront de quoi nourrir leur réflexion dans ce récit. « Ce qui devrait déranger tous les Américains », écrivent ses deux auteurs dans un chapitre intitulé « Trente ans après », « c’est que l’analyse des fondateurs de la Ligue concernant l’avenir de l’industrie automobile, de ses syndicats, de la ville de Detroit, et des Africains-Américains, s’applique aujourd’hui de mieux en mieux à l’ensemble du pays.
Sébastien Banse
Dan Georgakas et Marvin Surkin, « Detroit : Pas d’accord pour crever. Une étude de la révolution urbaine (1967 – 1975). 368 pages, 24.00 €