Retour sur ELISABETH II de Thomas Bernhard
Par le Théâtre de Namur (Belgique)
Domaine d'O
Mardi 12 et mercredi 13 janvier - 20h
" En vérité je n'aime que les pièces qui sont chaotiques, qui sont impuissantes. De même que je ne m'attache tout particulièrement à un être que parce qu'il est impuissant et incomplet, que parce qu'il est chaotique et imparfait. "
Thomas Bernhard
Retrouvailles avec le Théâtre Jean-Claude Carrière, au domaine d'O, sous un ciel assombri où ne manquent même pas quelques gouttes de pluie froide. Le public est pourtant bien au rendez-vous et se presse dans le hall. Nous sommes nombreux pour une découverte, celle d'une pièce, créée lors de la saison 2015 au Théâtre de Namur, et qui après Lyon débute une tournée prometteuse en France.
Pièce difficile de Thomas Berhnard, revisitée par la metteure en scène Aurore Fattier, occasion de vivre un grand moment de théâtre.
Le sujet :
" Dans un grand appartement viennois vit Herrenstein, industriel en retraite et paralysé des deux jambes. Il n'a pour seule compagnie que son majordome, Richard et sa gouvernante, Mademoiselle Zallinger. Alors que la reine Élisabeth II, en visite à Vienne, s'apprête à défiler sous ses fenêtres, Herrenstein, qui a invité pour l'occasion son neveu Victor, voit son appartement envahi par une multitude d'individus. Son neveu n'a rien trouvé de mieux que d'inviter toute la bonne société de la ville pour l'événement. Ce "gratin", il y a longtemps que Herrenstein l'a pris en grippe. Lui ne souhaite qu'une chose : fuir le plus loin possible. Même s'il ne sait pas vraiment où. Mais l'événement mondain va être plus fort que tout, et Herrenstein va être confronté à ses pires ennemis, aux prises avec les mondanités d'usage, l'hypocrisie, les histoires d'argent et de pouvoir. "
La soirée
Un décor très soft, un salon aux teintes discrètes en camaïeu de gris, un ameublement minimaliste et, tout de suite, une mise en condition par l'irruption de la vidéo, grand écran en noir et blanc. L'Autriche, un chant nazi, et un personnage, en gros plan : Herrenstein. Dès l'abord, pitoyable, grincheux, voire désagréable.
Entrée de plain-pied dans un long monologue d'un intarissable " raconteur " de lui-même, des autres, vus par lui-même, de son temps, de cette Autriche qu'il hait ... et qui est pourtant son souffle vital. On s'embarque pour plus de deux heures, à la fois très longues et passant comme dans un rêve (cauchemar !). Pitreries, jamais caricaturales, émotion, hypocrisie, colère, tout y passe. Nous y sommes et lorsque le ridicule des " bonnes ", passant et repassant dans un ballet mécanique, succède ou précède des considérations sur le rapport des êtres ou sur le choix du prochain déplacement du " héros ", on fait sans arrêt cet aller et retour du haut vers le bas, allant du presque sordide au quasi sublime, voire universel. Fort, très fort !
Les acteurs sont parfaits, Alexandre Trocki - en Richard hiératique - et Delphine Bibet - en Mlle Zallinger au corps cadenassé dans un corset moral - sont tout simplement justes et incroyablement présents face au " monstre sacré ", un incroyable Denis Lavant, en vieillard cacochyme plus vrai que nature.
Lorsque " tombe ", au sens propre, le rideau ainsi que le décor, on pousse un ouf de soulagement. L'épreuve est passée, elle a été dure, parfois grinçante, mais indispensable. On sort de cette vision un peu secoués, un peu assommés mais avec l'impression de plénitude que laisse un moment d'exception.
La rencontre du public avec Aurore Fattier et Denis Lavant, venu nous rejoindre en fin d'échanges, a fourni l'occasion d'enrichir la portée du spectacle et de poser certaines des questions restées en suspens. Pourtant nous sommes restés au niveau du détail et l'impression de lourdeur, de malaise, a probablement retenu la plupart des présents se cantonnant à la forme et évitant, consciemment ou non, l'évocation du fond. Lumineuse Aurore Fattier, dont nous donnerons, plus loin, une partie de la teneur d'en entretien réalisé par le théâtre de Namur, qui nous est apparue nimbée de sa jeunesse et d'un évident et affirmé professionnalisme. Quand à Denis Lavant, débarrassé des oripeaux d'Herrenstein, il portait malgré l'habitude du métier les stigmates de la performance. Acteur toujours un beau mais dur métier !
L'œuvre
" Écrite en 1987, Élisabeth II est l'avant-dernière pièce de Thomas Bernhard. Bien que sous-titrée "Pas une comédie", elle est sans doute l'une des pièces les plus drôles et les plus cruelles qu'il ait produites. On y retrouve ses grandes thématiques : la haine des Autrichiens et de l'Autriche en général, activée notamment par le spectre du nazisme, que l'auteur ne cesse d'agiter aux regards de ses compatriotes ; la passion pour la littérature et la musique comme seuls remparts à la bêtise humaine ; les apparences et l'hypocrisie qui semblent prévaloir dans toute relation ; le désespoir et le cynisme érigés en véritable art de vivre, pour ne pas dire en véritable raison de vivre. Tout ceci n'est qu'une vaste farce semble nous dire Bernhard. Une farce macabre. Les personnages de la pièce viennent assister à un spectacle qui n'est rien d'autre qu'un événement "people". Ils envahissent la place sans aucune considération pour le propriétaire des lieux. Si ce n'est pour éventuellement se faire bien voir de lui, voire profiter de lui, comme le fait son neveu. Pendant ce temps, Herrenstein geint, éructe et se laisse finalement exploiter. Lui-même étant l'exploiteur sans vergogne de sa gouvernante et surtout de son majordome, avec lequel il entretient une sorte de relation de dépendance trouble. " (d'après S. Martin)
Distribution
Avec : Denis Lavant, AlexandreTrocki, Delphine Bibet, Véronique Dumont, Jean Pierre Baudson, François Sikivie, Michel Jurowicz.
Mise en scène : Aurore Fattier.
Assistanat : Ledicia Garcia, Lara Ceulemans.
Dramaturgie, collaboration artistique : Sébastien Monfè.
Scénographie : Valérie Jung.
Création lumière : Simon Siegmann.
Costumes, accessoires : Prunelle Rulens dit Rosier.
Création Son : Brice Cannavo.
Création Vidéo : Vincent Pinckaers.
Maquillages, masques : Zaza da Fonseca.
Direction technique : Fred Op de Beek.
Construction du décor : les ateliers de Théâtre National.
Responsable de production : Marine Haulot.
Les principaux " acteurs " :
Denis Lavant
" Formé à l'école du mime et de l'acrobatie, Denis Lavant commence sa carrière de comédien dans les années 1980 à sa sortie du Conservatoire.
Au théâtre, il joue notamment sous la direction de plusieurs metteurs en scène : Antoine Vitez, Matthias Langhoff, Bernard Sobel, Jacques Nichet, Dan Jemmet, Bruno Geslin, Razerka Ben-Sadia Lavant, François Rancillac...
Au cinéma, il est l'acteur fétiche du cinéaste Léos Carax avec qui il travaille depuis 1983. Il tourne également avec Diane Kurys, Robert Hossein, Claude Lelouch, Michel Gondry, Patrice Chéreau. "
Aurore Fattier
" La metteure en scène Aurore Fattier nous propose une machine à décapiter jouissive, provocante et vertigineuse. En un mot : ravageuse. "
Née en 1980 à Haïti et de nationalité française, elle s'intéresse de près à l'écriture contemporaine. Après des études de lettres à Paris (Maîtrise de Lettres Modernes, Université Paris X), elle a suivi la formation en mise en scène à l'INSAS en Belgique (2006).
Elle aime les grands textes de théâtre : Racine, Feydeau, Pinter... qu'elle électrise avec l'acuité de son regard de jeune femme de son temps. Cette pièce drôle et cruelle de Thomas Bernhard est pour elle une machine à jouer, comme elle dirait une machine à tuer. Elle y voit une décapitation en règle, et par les mots, d'un monde hypocrite, intéressé et réactionnaire dont le théâtre est loin d'être à l'abri, et qui se tapit sous le masque de la tradition et de la bienséance. Entre rejet et besoin des autres, entre peurs et audaces, c'est une sorte d'hommage qu'elle rend ainsi à notre " bouffonnerie métaphysique ", à notre faiblesse et à notre morosité en même temps qu'à notre disposition à rire et à notre irrépressible pulsion de vie, envers et malgré tout.
" Et pourquoi cette part de moi qui a envie de violenter le public du théâtre, cette part de moi qui n'a pas envie de lui donner tout à fait ce qu'il souhaite, de lui administrer une bonne crème glacée tiède et apaisante, un bon suppositoire à prendre avant d'aller se coucher ? Pour moi, la représentation théâtrale doit être une décharge électrique.
A travers Herrenstein, Thomas Bernhard rend hommage à la faiblesse. C'est la part humaine de Thomas Bernhard que je souhaite faire entendre, à la fois très puissante et très fragile dans Elisabeth II. Qui n'a pas un jour souhaité se débarrasser de la société entière ? Qui n'a pas craint de n'en faire pas partie ? Qui n'a pas souhaité faire mal, blesser, voire détruire ? Devenir méchant ? Qui n'a pas peur de souffrir, de vieillir, d'être infirme, fragile, dépendant ? Qui n'a pas peur ? De ne pas être aimé ? D'être déçu, trahi? De mourir seul comme un chien ? Qui, enfin, ne s'est pas senti comme un fétu de paille, n'a pas été sidéré face à la fragilité inepte de l'existence humaine ?
Car enfin, et c'est là où Elisabeth II frappe très fort, nous vivons aujourd'hui, à l'heure de cette crise, à l'heure de l'omniprésence paranoïaque du terrorisme, nous vivons peut être plus que jamais, dans la peur permanente de la catastrophe, de l'imprévu, de la destruction et dans une conscience de nous-mêmes et de nos pauvres existences qui n'a jamais été aussi ironique. Mais il faut en rire. Car c'est finalement simplement de la dépression, de l'enfermement en soi, et de l'asphyxie qu'ils engendrent, que se moque Bernhard dans Elisabeth II.
Monter Thomas Bernhard, c'est se forcer à la discipline de l'art contre la culture: assumer que l'art doit quelques fois être monstrueux, indescriptible, méchant, sans concession. Ce qui n'exclut surtout pas la nécessité et l'intelligence d'en rire. "
(extraits d'un entretien avec M. Haulot - Théatre de Namur)
Liens
http://www.domaine-do-34.eu/spectacles/tous-les-spectacles/elisabeth-iiVidéos
Aurore Fattier