Les nouvelles approches dérangent les bonnes habitudes, les conventions. Comme ces politiciens qui légifèrent à tour de bras pour protéger les individus contre eux-mêmes en multipliant les interdits, il se trouve toujours de bonnes âmes pour plaider qu’il ne faut pas déconcerter le public – ce grand enfant auquel il est préférable de servir du prêt-à-penser. Chaque génération veut faire du respect figé du passé, des valeurs, voire du bon goût (et, plus drôle encore, du « bon sens » ou, comme disait Baudelaire, railleur, du « juste milieu ») sa Marne d’un soir : « Ils ne passeront pas ! » Cependant, ils finissent toujours par passer car, dans la création, c’est la vie même qui s’exprime, il serait illusoire de prétendre l’arrêter.
En matière d’art, les conservateurs finissent d’ailleurs rarement au Panthéon de l’Histoire ; leur virulence étant le plus souvent inversement proportionnelle à leur talent, on ne s’en étonnera guère. Qui par exemple, aujourd’hui, connait encore le critique Camille Mauclair ? C’est à lui que l’on doit – si l’on peut dire – d’avoir officialisé la légende infondée du fiasco dont Baudelaire aurait été victime dans les bras de Madame Sabatier. Mauclair prouva qu’en art, il ne se montrait pas mieux avisé qu’en histoire littéraire, ni en histoire tout court d’ailleurs; qu’on en juge : au début de 1944, évoquant la peinture moderne, il écrivait sans sourciller qu’il fallait « déchirer et rôtir tout ce fatras en une Saint-Barthélemy de l’art Ubu », ajoutant imprudemment : « comme a fait le chancelier Hitler en Allemagne… »
Picasso fut, plus que tout autre, la cible des conformistes ; c’est, en substance, ce que
La toile achevée – cette toile qui marque l’alpha du cubisme – l’artiste prend la mesure de l’incompréhension qu’elle suscite. Silence d’Apollinaire devant la puissance de ces femmes anguleuses aux facies de masques africains. Les autres (André Salmon, enthousiaste, mis à part) se partagent entre consternation et révolte – toujours ce besoin de juger avant de tenter de comprendre. Initialement intitulée Le Bordel philosophique, elle ne fut présentée au public qu’en 1916. La presse se déchaina, il fallait s’y attendre. Par chance, elle ne reconnut pas dans le tableau une scène de maison close, mais elle fustigea ces femmes qui avaient « des groins de truie et leurs yeux qui se baladent négligemment au-dessus des oreilles. » D’autres attaques vinrent des fauvistes : ceux qui, en leur temps pas si éloigné, avaient été traités de fous poussèrent le comique involontaire jusqu’à remettre la santé mentale de Picasso en question !
Il faudra attendre 1924, à l’instigation d’André Breton, pour que les Demoiselles entrent
On a souvent tenté d’interpréter les Demoiselles d’Avignon ; Dominique Dupuis-Labbé croit y voir un exorcisme : « Dans sa confrontation avec des prostituées effrayantes, Picasso exorcise ce qui dans le sexe confine à la mort ». J’avoue n’avoir jamais été convaincu par cette liaison dangereuse du sexe et de la mort établie tant par Augustin d’Hippone que par Georges Bataille, comme pour instaurer une culpabilité inévitable, alors qu’elle n’est qu’un moyen (efficace) de répression des désirs. Je lui ai toujours préférée le clin d’œil de Marcel Duchamp : « Rrose Sélavy », transcription d’une vraie profession de foi : Eros, c’est la vie.
Plus loin, l’auteur avance encore une idée chère à la psychanalyse (souvenons-nous de Jacques Lacan et de ses « vagins dentés ») : « Alors, si l’on accepte l’idée d’une répulsion et d’un effroi comme indissociable de l’œuvre, ne faudrait-il pas y voir la répulsion et l’effroi du sexe comme lieu de pouvoir du féminin sur le masculin ? » Peut-être a-t-elle raison, même si Picasso fait davantage penser, dans sa vie amoureuse, à un prédateur qu’à une victime potentielle. Il y a du Minotaure chez cet homme-là… Je préfère finalement à ces explications ce que Dominique Dupuis-Labbé note dans sa conclusion, qui définit clairement ce que doit être une œuvre d’art : « Picasso […] s’offre la possibilité de casser le corps comme personne n’a osé le faire avant lui. Les Demoiselles, pourrait-on dire, opposent deux systèmes : la tradition et ce qu’on doit lui faire subir car elle est dangereuse et sclérosante. Il faut donc dynamiter l’idée que l’Art et le Beau sont indissociables, pulvériser le passé pour en faire table rase et bâtir sur de nouvelles fondations. »
Illustrations : Picasso - Gertrude Stein devant son portrait - Les Demoiselles d’Avignon (photo Hildawa)