Cette grille de lecture insiste sur l’existence d’un « schéma héroïque » constant chez Lénine, de ses débuts en politique, dans les années 1890, à sa mort en 1924. Cette notion d’« héroïsme » tranche pour le moins avec la vision d’un Lénine froid politique et réaliste quant aux rapports de force et aux conditions historiques. Lars Lih insiste de manière convaincante sur l’optimisme foncier de Lénine et donc son hostilité envers les « philistins socio-démocrates » caractérisés par leur scepticisme voire leur frilosité. Optimisme de Lénine envers le développement du capitalisme en Russie et donc envers la possibilité de l’obtention de libertés politiques et de l’avènement de la modernité comme cela transparaît dans son grand ouvrage de 1899. Optimisme de Lénine envers la classe ouvrière apte selon lui à mener le peuple russe, et notamment ses couches paysannes, vers le renversement du tsarisme. Optimisme à faire de la révolution bourgeoise un processus interrompue vers la révolution socialiste, dont jusque au bout il a pensé qu’elle pourrait s’appuyer de nombreuses ruptures révolutionnaires dans les pays du capitalisme développé. D’une certaine manière, la vision de Lénine semble plus relever d’un « romantisme révolutionnaire » qu’on ne le croit habituellement.
Quel est le scénario de Lénine ?
Sous la plume de Lars Lih, Lénine, son scénario héroïque et le contexte dans lequel il s’inscrit, apparaissent comme tellement caractéristiques de la société russe, que l’historien a choisi généralement de ne pas traduire des notions clés de le pensée léninienne : le pouvoir (vlast) ; le peuple (narod) ; le guide (vozhd) ; la cuisinière (kukharka). À des « termes savants importés d’Europe (prolétariat, révolution, socialisme) se mêle un vocabulaire profondément russe » (p. 211). Ainsi l’orthodoxie kautskienne dont se réclame Lénine jusqu’au moins 1914 se trouve relativisée. Comme le fait remarquer dans sa postface, Jean Batou, l’auteur aurait peut-être pu signaler l’importance de la lecture de la Science de la logique de Hegel par Lénine lue dans la bibliothèque de Berne en 1914, moment de rupture important avec le paradigme kautskien. Tout comme il aurait pu s’attarder plus franchement sur les conclusions de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme qui tranche totalement avec la perspective du « pape du marxisme » d’un « surimpérialisme » pacifique.
Impasses et mises au point
Ces « impasses » sont manifestement des choix tant l’érudition de Lih semble impressionnante, érudition qui lui permet des mises au point importantes sur des sujets martelés régulièrement par les historiens conservateurs. Non, Lénine ne pensait pas que la grande famine de 1891 offrait l’opportunité utile de ruiner la petite propriété paysanne : il a vécu la famine en distribuant de la nourriture pour les miséreux. Non Lénine n’était pas un partisan de la répression acharnée des paysans refusant de livrer leurs surplus durant la Guerre civile : si une de ses directives va dans ce sens, la majorité vont dans un autre, proposant plutôt le recours à la conviction et aux concessions. Quand à la fameuse lettre de Lénine s’en prenant violemment au clergé orthodoxe accusé de conserver ses richesses dans le contexte de la pénurie de mars 1922, Lih l’explique en partie par l’état mental d’un Lénine épuisé et extrêmement stressé alors. Il constate par ailleurs qu’elle ne fut suivie d’aucun effet et que Lénine ne chercha pas à la faire appliquer.
La conjonction de ces « impasses » et de ces « mises au point » laisse toutefois un arrière-goût d’insatisfaction. En partie seulement car le livre de Lih est court avec ses 279 pages et ses nombreuses illustrations par ailleurs souvent très intéressantes. De telle sorte qu’on est parfois plus proche de l’essai biographique que d’une vraie biographie exhaustive et qu’on peut se montrer ponctuellement frustré de ne pas en lire plus. Lars Lih a l’érudition et la profondeur de vue pour rédiger la grande biographie de Lénine qui manque assurément toujours à ce jour. Entretemps on goûtera ce stimulant livre qui amènera assurément à reconsidérer la figure de Lénine mais aussi de toute la Révolution russe.
Baptiste Eychart
Lars T. Lih, Lénine. Une biographie, traduit de l’anglais par Maurice Andreu et Nicolas Vieillescazes, Postface de Jean Batou, Les Prairies ordinaires, 279 pages, 22 €.