Et bien que Jacques Chessex se soit si mal conduit du vivant de Lucienne Chessex, née Vallotton dans le Jura vaudois, à Vallorbe, il lui rend un hommage émouvant, dressant un portrait mêlé d’amour et de reconnaissance. Il retrace la vie de cette femme droite qui dut subir les tromperies et les méfaits de son époux, étant néanmoins à son chevet à l’hôpital, après son geste fatal qui le fera mourir un peu plus tard, le quittant solennellement avec cette dignité qu’elle avait su préserver courageusement, lui adressant ces deux mots retentissants dans la mémoire de Chessex, « adieu Pierre ». Les nombreux rendez-vous manqués et les incartades de son fils n’empêcheront cependant pas Lucienne Vallotton de l'aimer, « comme une mère ». Mais que le désarroi de Jacques Chessex est grand lorsque sa mère, devenue chétive et aveugle, reste cloîtrée et silencieuse dans sa chambre du home La Pensée, à Lausanne. Convaincu que la réparation est encore possible, à l’aube de la mort maternelle, Chessex se borne à une forme de déni dû à sa peur d’avouer sa médiocrité à celle qu’il vénère.
Cet amour qui fait de ce livre un des plus beaux et émouvants de l’œuvre de l’écrivain est d’ailleurs certainement exacerbé par le manque affectif que la mort de son père a causé chez Jacques Chessex. Une petite réserve est tout de même à émettre dans les pourtant très belles descriptions des passions et des aspirations maternelles, de son dévouement pour son beau jardin ou encore son amour de la terre, des vers de La Fontaine et des proverbes, on peut déceler quelques pointes excessives d’admiration. En effet, en lisant Pardon mère, l’auteur nous donne parfois l’impression de considérer sa mère comme une sainte, ce qui est difficile à concéder, même si Chessex en revendique la perfection morale et physique. Et il est tout aussi difficile d’admettre que, comme l’écrit Chessex, Albert Cohen (Le livre de ma mère, Gallimard) est un menteur. Alors qu’il l’accuse audacieusement de « broder », d’ « émailler » la description de sa mère (avec d’ailleurs autant de culot qu’il avait célébré allégrement la mort de l’écrivain Charles-Ferdinand Ramuz dans son livre Incarnata), on est rassuré qu’il se considère comme étant un « même menteur », un « même hâbleur », surtout lorsqu’il dit avoir rêvé de tuer sa mère, ce qui, malgré la magistrale envolée lyrique que cette pseudo révélation introduit, est difficile à considérer autrement qu’un habile moyen d’embellir son ouvrage. Par contre, il n’utilisera pas sa mère pour « peindre de lui une image trop flattée » comme l’a fait – toujours selon Chessex – Albert Cohen, mais plutôt pour s’accabler lui-même et demander pardon.
Ces quelques vanités ne trahissent néanmoins pas l’amour maternel dont ce remarquable et bouleversant Pardon mère sera désormais l’écrin, en plus du cœur de Jacques Chessex, qui, malgré l’ardeur de cette adoration, ne parviendra jamais à s’en sentir digne...