Enquête de Poezibao : l’art, un recours ? / réponse de Sylvie Fabre G.

Par Florence Trocmé

Poezibao a posé à plusieurs de ses correspondants la question suivante :
L’art est-il, pour vous personnellement, dans votre vie quotidienne, un recours en ces temps de violence et de trouble(s) et si oui en quoi, très concrètement, littérature, musique, arts plastiques ?
Réponse de Sylvie Fabre G.

Chère Florence,
Quel recours peut être pour chacun de nous la littérature, la musique ou l’art après les évènements qui nous ont bouleversés cette année et encore tout récemment ? Ta question m’arrive à un moment où j’affronte cet absolu réel de la mort quand elle embrasse à la fois l'espace le plus intime et l'espace collectif. Après la perte de ma mère en octobre, voilà que sont survenus les attentats dont nous venons d'être à nouveau les témoins impuissants. Malheur, maladies et mal, une traversée obscure du temps et des destins. Comment faire face à tant de violences et de douleur et te donner une réponse qui éclaire les choses, les visages et les voix par-delà désespoir ou révolte ? Comment, quand monte et s’étend la nuit, faire briller lampes et lucioles pour, à leur lumière, trouver ce qui nous sauve et ce qui est sauvé ?
Te dire ce qui m’aide en ce moment à résister aux troubles de mon cœur et du monde, à ne pas « jeter la vie », à ne pas « lui dire non » comme l’écrit Charles Juliet dans Moisson, en cédant à la tentation du néant et de l'absurde, est salutaire. Tu me pousses à redéfinir mes fondations et à formuler explicitement, et pas seulement intuitivement, comment la littérature, les arts, et surtout la poésie qui a toujours été cette « forme de communication singulière » (1) avec l’autre, font appel à toutes les forces de la vie en moi quand « la mort », quelle que soit sa figure, blessures anciennes, maladie d’Alzheimer ou attentats, « vient réclamer son dû » (2).
Regarder, écouter, écrire et lire répondent à un désir d’amour et de beauté couplé à une nécessité de comprendre. La quête du sens, aujourd’hui comme jadis, nous habite tous, même si elle emprunte pour certains des chemins dévoyés. L’humain, « étoile de sang sur le front…dans le cœur », n’en finit pas de s’égarer, de (se) martyriser et d’oublier. La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch que je suis en train de lire est une véritable leçon car les vingt histoires, « où il est question des ténèbres du mal, des frères et des sœurs, des bourreaux et des victimes, et de l’électorat, de Dieu au nom de qui on tue, du bonheur et du silence de la poussière », résonnent étrangement avec nos interrogations d’aujourd’hui. Eternel présent de la littérature qui nous fait sentir et penser, connaître en sa vérité le double visage de l’homme. Même s’ils n’empêchent pas la chaîne des horreurs, chaque art nous montre aussi la voie « d’une autre vie possible que l’on peut construire à partir de celle-ci ».
Et comme chaque fois que me taraudent de grandes angoisses, c’est bien la lecture, la marche et l’écriture, qui pour moi habitent un même lieu, qui me rendent à la respiration. La contemplation du paysage et le souffle de la langue rythment la pensée et aiguisent la conscience d’appartenir à un univers qui me contient. Un flux de ferveur et de mélancolie m’étreint, soulevant la pesanteur atroce du monde. L’écriture irriguée prend de nouveau toute la place, même « en ces temps de détresse ». Elle n’oublie rien de la laideur, des désastres et des souffrances, dehors-dedans, elle peut les prendre en charge et me garder dans l’espérance. La marche qui accompagne pour moi souvent le plaisir de lire induit le geste d’écrire : « …Pour dénouer les voix qui expriment/ une absence, et qui ont foi malgré nous / en la furtive éternité du face à face… » (3), tout poète a la sienne. Ces jours-ci les mots nouvellement arrivés de Pierre Dhainaut et aussi les vers de François Cheng, je les entends comme « une annonciation ». « Que les cris de nos morts se mêlent aux nôtres/que nos cris saccadés se changent en chant, /…/ Il nous faut apprendre à durer/ jusqu’à ce que nous reviennent /Les instants de promesse et de tendresse… » (4). N’appartiennent-ils pas à « la voix intarissable » du poème, « celle que toute âme-chair retiendra » (5) ?
Autre raison de possible partage, Florence, la visite à l’atelier de Patricia Pinzuti-Gintz, une artiste corse vivant à Grenoble. J'ai pu y voir comment en unissant le lointain et le proche, l’art au réel, elle réduisait la distance et faisait de la peinture l’existence même dans sa passion. Ses portraits de vivants ou de morts, modèles ou images, qu'elle enveloppe de tulle léger et enferme sous une châsse de verre font jouer l’ombre et la transparence. Hypostases (6), ils deviennent ces visages ressuscités qui nous nomment et nous questionnent, comme le visage perdu de ma mère, comme ceux des victimes de novembre qui conservent leur rayonnement dans la disparition. Ils n’occultent pas le mystère du mal qui nous traverse. Dans l’abîme de la vision, songe et mémoire, leur regard est souverain. Le pinceau de Patricia semble nous lier à eux. Il propose, en une invite sauvage, ce côté du monde et l’autre côté. J’ai quitté son atelier en sachant mieux la présence absente, l’amour, la folie et la mort qui nous habitent, cette extrême exigence de l’art qui déborde l’être pour mieux le ramener en son centre.
Je termine ma réponse en évoquant le bonheur de la musique qui t’est si cher, l’Andante du concerto N°21 en ut majeur de Mozart que ma mère écoutait toujours et qui a accompagné notre adieu. Messiaen dit que c’est peut-être l’une des plus belles mélodies de la musique. Une « sonate » aux « ondoiements angéliques » qui révèle avec une extrême subtilité la spiritualité de Mozart. Derrière chaque note il y a toute la vie humaine avec sa part d‘angoisse et sa grâce, avec sa tendresse, sa déchirure et son « merveilleux état de mort et de résurrection ». Mon âme l’accueille. Elle lui donne une étrange paix qui n’est pas résignation ou oubli.
La musique, les tableaux sur nos murs, les voix du poème, l’éternité en moi de celle de ma mère, si aimante, les miracles du paysage ou ceux si simples de l’enfance, voilà mes recours et secours maintenant et toujours. Ils ne guérissent pas la tragédie, ils ne l’empêchent pas mais comment ne pas penser que, malgré tout, grâce à eux existe un bleu lever dans nos nuits…
Sylvie Fabre G.

1. André du Bouchet, cité par Antoine Emaz dans Poezibao
2. Florence Trocmé In Le Flotoir du 9 décembre 2015
3. Pierre Dhainaut, Voix entre voix, éd. L’herbe qui tremble, 2015
4. François Cheng, La vraie gloire est ici, éd. Gallimard, 2015
5. Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres, éd. L’Escampette, 2015
6. Chants magiques, Patricia Pinzuti-Gintz, catalogue de la galerie Abrupt, 2015, Grenoble.