Comme les marranes chassés d’Espagne avaient emporté en exil les clés de leur maison, Benjamin Stora retrouve, dans les affaires de sa mère décédée en 2000, les clés de leur appartement de Constantine, qu’elle avait soigneusement conservées avant le grand départ de la famille pour la Métropole le 16 juin 1962.
Et moi, peu à peu, après les ouvrages de Michèle Perret et Mokthar Sekhri, je continue à llire pour vouloir mieux comprendre le drame de ces rapatriés qui ne suscitèrent alors, il faut bien l’avouer, pour nous Français de France, qu’indifférence, crainte et mépris, avec surtout le soulagement de la fin d’une coûteuse guerre perdue d’avance.
Benjamin Stora est l’un des principaux historiens de la Guerre d’Algérie. Dans son dernier ouvrage, il nous livre son expérience de jeune juif arraché à son pays natal à l'âge de 12 ans, et précipité dans les tourments d’un exode massif. Et pour percevoir sa détresse, il faut commencer par regarder quelques images de l’extraordinaire site de la ville de Constantine, aux précipices vertigineux et aux multiples passerelles. Comment quitter un tel environnement ?
L’auteur nous explique comment se situe l'antique communauté juive de Constantine : parlant l’arabe mais allant à l’école de la République, très attachée à ses rites et pourtant localement imbriquée dans la ville musulmane, bien séparée d’une population européenne qui lui semble riche et chic mais avec laquelle elle n’a aucun contact. Tiraillée entre deux univers. Ses parents évoquent souvent le traumatisme de la période récente de Vichy avec l’abrogation du décret Crémieux, la perte brutale de la nationalité française accordée en 1870. Au cours du conflit franco-algérien, les juifs d’Algérie sont sollicités des deux côtés : d’abord par le FLN puis par l’OAS. Mal guéris des avanies de Pétain, anxieux de ne pas se dissocier de la France, ils vivent le conflit dans le trouble, parfois même, indique l’auteur, dans la mauvaise conscience.
Cependant, le processus d’assimilation de la culture française a fait son œuvre depuis plusieurs générations. Le basculement vers l’Algérie française entraîne la séparation avec les Algériens musulmans. La décision du départ interviendra cependant, pour la famille Stora, de façon tardive : fin de la guerre avec les accords d’Evian, incendies de synagogues, lettres de menaces contre les commerçants juifs, assassinat du célèbre musicien maalouf Raymond Leyris, le beau-père d’Enrico Macias ..
Ce sera donc l'exode vers la France pour la plus grande part et non pour Israël que les juifs d'Algérie connaissent mal et parce que nombre d'entre eux sont fonctionnaires, enseignants, et qu’ils souhaitent vivre dans un Etat qui protège la liberté de culte, dans un mouvement ultime d’assimilation.
C’est alors le choc brutal entre la vision d’une France inconnue mais idéalisée et la dure réalité : solitude, déclassement social, précarité, mal-logement, adaptation au salariat comme nouvelle forme de socialisation. En une dizaine d’années, les Juifs d’Algérie vont s’arracher à des siècles de présence en Afrique du Nord – puisqu’ils y sont présents dès la conquête romaine et sans doute avant, parmi les Berbères – et profondément bouleverser le judaïsme français, se sentant à la fois profondément Français et profondément Juifs.
Benjamin Stora raconte comment il s’en est sorti, grâce à de brillantes études puis à l’engagement politique dès mai 68, et à ses recherches universitaires qui nous permettent aujourd’hui, sans remords et sans parti-pris, d’étudier cette étape difficile de notre histoire. Une façon aussi de comprendre la sensibilité ombrageuse à la question de la déchéance de nationalité …
Les clés retrouvées, une enfance juive à Constantine, édité chez Stock – collection un ordre d’idées – 143 p. 17€.