Nous poursuivons la publication des Lettres d'André Gide parues dans la NRF entre juin 1928 et janvier 1929 (voir ce billet) avec trois lettres de Gide à André Rouveyre. C'est Rouveyre qui, en 1924 à travers trois articles parus dans les Nouvelles littéraires, a donné à Gide son surnom de « contemporain capital », non pas pour souligner le caractère capital de l’œuvre littéraire mais celui du pouvoir de nuisance d'un Méphistophélès sur la société bourgeoise.
En 1927, Rouveyre reprend ces articles dans Le Reclus et le Retors : Gourmont et Gide, paru chez l'éditeur G. Crès, livre dans lequel il dresse les portraits croisés de Gide et Gourmont en mots et en images, car Rouveyre s’adonnait aussi au dessin et à la gravure, avec plus ou moins de réussite. Plutôt moins en ce qui concerne Gide qui le qualifie de « vitrioleur ». Il y ajoute des extraits de lettres de Gide, ce qui donne à ce dernier une occasion supplémentaire de répondre publiquement à Rouveyre lorsqu'il s'attaque à ses amis de la NRF.
La première lettre est ainsi une réponse aux articles de Rouveyre dans lesquels il met en cause Pitoeff (L'interprétation et la mise en scène d'Hamlet au Théâtre des arts, Mercure de France, août 1927) et Valéry.
IVA ANDRÉ ROUVEYRE
Paris, le 8 février 1928.
Mon cher Vitrioleur,C'est sans doute vous que je dois remercier pour l'envoi de ces numéros de revue, qui me font souvenir de certaine séance de boxe où vous m'initiâtes aux délices du chewing-gum. Je voudrais pouvoir louer tous vos articles ; vous savez quelles amicales raisons m'en empêchent ; je voudrais qu'il n'y eût que celles-ci, mais il en est d'autres. Laissons de côté vos attaques contre Copeau et Valéry ; parlons de votre article sur Hamlet. J'ai traduit, vous le savez peut-être, le premier acte de Hamlet, ce seul acte m'a donné plus de mal que les cinq actes d'Antoine et Cléopâtre. Je suis extrêmement, satisfait de ma traduction partielle, la considère immodestement comme excellente, la seule qui poétiquement ne trahisse pas un style atrocement difficile (la traduction de Schwob est un monstre ridicule) mais elle m'a tant pris de temps que j'ai renoncé à pousser plus loin. Je ne pouvais consentir à me laisser manger davantage ; mais ce n'est pas là la seule raison. L'autre raison, la vraie, c'est que mon admiration défaillait sans cesse (ce qui, pas un seul instant, n'advint avec Antoine). Plus j'étudiais le texte, plus il me paraissait inadmissible d'y voir partout uniquement le grand Will, plus j'y sentais les retouches, les rapiéçages. Bref, l'impression que j'avais depuis longtemps se confirmait, que Hamlet, la plus surprenante et inquiétante, la plus moderne des pièces de Shakespeare, était loin d'être la plus parfaite, ni même une des plus belles et ne se pouvait ranger à côté d'Othello, d'Antoine et Cléopâtre, de Macbeth, etc. La découverte récente de manuscrits qui laissent entrevoir combien cette pièce, au cours des représentations, avait été remaniée, est venue justifier mes appréhensions. Comment voulez-vous dès lors que je vous approuve lorsque vous vous servez de deux vers, très probablement rajoutés pour autoriser la barbe d'un cabot poilu, de deux vers des plus médiocres, — pour accabler un brave garçon, (que vous me permettrez bien de défendre puisqu'il n'est pas de mes amis) qui n'a peut-être pas beaucoup de moyens, mais dont le zèle et la dévotion ne m'en paraissent que plus admirables. Novelli également nous présentait un Hamlet glabre, et bien d'autres, et Sarah Bernhardt......Vous le savez. Il semble, à vous lire, que Pitoëff seul... Certes, il me plaît qu'aucun sentiment de pitié ne vous retienne ni n'incline votre jugement d'artiste extraordinairement perspicace (notre monde littéraire est tout pourri de complaisances), mais ici c'est le désir, le besoin de blesser qui vous emporte ; je vous consens cruel (il y a de la beauté dans votre atrocité sensible) mais je souffre parfois de votre hargne, autant par affection pour vous que pour celui que vous mordez.
Je voudrais bien ne pas repartir pour chez les sauvages avant de vous avoir revu.
P.-S. — Pour ce qui est de Valéry, il va sans dire que vos flèches ne s'égarent pas, comme celles des autres. Vous êtes « dans la ligne » ; si vous manquez le but, c'est en le dépassant. Apollinaire et Valéry sont aux deux extrémités de leur art; le premier aussi musicien que l'autre théoricien, mathématicien ou astronome. Ce qui me déplaît (et le mot n'est pas assez fort) dans vos attaques, c'est qu'elles se donnent l'air de surprendre Valéry, qui jamais n'a cherché à donner le change. Au contraire, il a toujours affecté un grand dédain pour la littérature et même pour ses propres « exercices » qui n'avaient d'autre mission, à ses yeux, que de montrer l'inanité du travail littéraire. « Je peux à volonté sans être ému vous émouvoir. J'ai mes charmes1».
Opposer à cette opération savante et concertée les miracles ingénus d'Apollinaire, rien n'est plus légitime, et que de les préférer. Mais pourquoi crier au scandale lorsque l'auteur lui-même a pris soin de vous avertir. J'imagine le spectateur, devant ce prestidigitateur ahurissant (l'avez-vous vu ?) qui d'une carafe emplie d'eau, sort punch, liqueur ou Champagne, j'imagine le spectateur (en l'espèce c'est vous) s'élancer du fauteuil d'orchestre en criant : « Salaud, je t'ai vu. Tu n'as mis que de l'eau dans ta carafe...— Mais, Monsieur, c'est précisément ce que je voulais démontrer.
Quant à l'indignation de X. ou Y. devant les manœuvres commerciales de la N. R. F., elle me rappelle celle de Béraud qui, commençant par dénier à mes écrits toute valeur, s'étonnait de voir, à l'étranger, mes livres préférés aux siens. Comment expliquer cela, sinon par des manœuvres sournoises de la « propagande » ?... C'est proprement bouffon. J'aimerais, pour ma part, que l'on m'indiquât le moyen de ne pas faire 2.700 mécontents lorsque je tire à 300 exemplaires un petit livre (et que je suis résolu à ne pas tirer à plus) tandis qu'il y a 3.000 demandes. On me montre les listes. Je vois les souscriptions des libraires ; on est forcé de réduire de 10 % leurs commandes. Ils se vengent en disant que l'on met en cave. Si quelqu'un met en cave, c'est eux. Mais ici, comme en politique, l'important n'est point d'avoir raison, mais de crier plus fort que l'autre ; ce qui est toujours facile, quand on crie « à l'assassin » ou « au voleur ».
1. Ceci n'est pas une citation : phrase que je prête à Valéry.
(André Gide, Lettres, NRF, juin 1928, p.726-729)