On dit toujours que les voyages forment la jeunesse. Mais à l’âge où les jeunes gens de ma génération arpentaient le monde avec la sincère utopie d’y voir éclore d’autres usages que ceux du salon de papa, je prenais le bus. Dès l’aube. Un bus qui suivait toujours la même route, pilait comme un poitrinaire aux mêmes arrêts et collectais les mêmes visages et corps encore engourdis de sommeil. Nous causions rarement. Nous n’avions rien de nouveau à évoquer et notre quotidien se contentait de peu de mots. Une fois le bus à destination nous descendions tous ensemble. Il drachait deux cent soixante-cinq jours sur trois cent soixante-cinq. Une chorale de parapluies prenait la direction de l’usine de textile sous un ciel acrimonieux. Le parapluie dans une main nous allumions de l’autre une cigarette, brune de préférence. Une gitane bleue qui s’étourdissait dans un flamenco fiévreux. Parvenus à l’entrée, nous pointions. La pointeuse veillait sur notre temps, le comptait, l’examinait, l’épiait. Elle était assistée d’un chef d’équipe toujours en avance qui les pognes dans les poches de sa blouse hochait la tête et fusillait du regard les retardataires.
J’étais du nombre de ceux-là. Aussi mon salaire se voyait-il invariablement mutilé de ces quelques minutes précieuses durant lesquelles je feuilletais en catimini, un peu en retrait par rapport à la lourde porte qui bientôt se rabattrait sur les chimères, des magazines de voyage. Indociles mes yeux dérivaient sur des lagons, des soleils couchants qui évoquaient de gros agrumes, des cascades turbulentes, des déserts recouverts de roses des sables, ou des plaines de neige aussi diaphanes que des linceuls de martyres. M’en fichais de moins gagner. J’étais seul depuis longtemps et paralysé dans l’éternité de son fauteuil mon père mangeait la même soupe. En fait, j’économisais. Franc Belge par Franc Belge. Sortir de ce trou qui empestait le colorant pour tissu, la chimie qui fusille les bronches et consigne l’espérance dans une fiole. Avec la constance de ceux qui savent qu’aucun hasard heureux ne viendra changer le cours de leurs destins, j’enfermais dans des boites de biscuits les quelques sous que je perdais tous les matins. Sur le buffet s’amoncelaient mes coffres-forts qui pour les plus anciens d’entre eux étaient recouverts d’une pellicule de rouille. Tout le monde était mort depuis longtemps, enfin mon père. L’usine avait mis plus de temps à être avalée par le monde. D’acquéreurs en repreneurs, de fusions en décompositions, de piquets de grève en résignations, elle avait fini par s’effondrer comme un géant de papier. La symphonie métallique des machines à coudre fut remplacée par celle des pas feutrés des amateurs d’art contemporain qui venaient se pâmer devant des triangles bleus, des déchets alimentaires posés sur des chaises ou des représentations de Tintin en pleine partie de jambes en l’air. M’en fichais. J’avais assez de boites.
Le jour de mes soixante-cinq ans, je les ouvrais une à une. Certaines opposèrent une résistance butée comme si elles ne désiraient pas laisser s’évaporer leurs mauvais génies. Je vins à bout de chacune. Devant moi se dessina une montagne magique de pièces que je rassemblais dans des bourses en toile de jute. Je les rangeais avec précaution dans un vaste sac de voyage. L’ensemble pesait cinquante kilos. Cinquante kilos représentait six mille euros. Je choisis les Seychelles. Cet archipel du bout du monde avec ses baies ensorceleuses, ses plages escortées de palmiers d’un vert caressant, ses rochers polis dans diverses teintes de granit que l’on croirait sculpté par des doigts de nonnes.
C’est à l’âge des cheveux blancs, que je plongeais pour la première fois mes mains devenues eczémateuses dans l’eau de l’océan indien. Elle était chaude comme une fille joie. Je fermais les yeux. Et c’est alors que je la vis. La lumerotte. Tout d’abord de faible intensité, jusqu’à devenir éblouissante m’abritant entre ses rayons ambrés. J’avais bien fait d’attendre.
Astrid Manfredi Copyright tous droits réservés, le 10/01/2016