On se demande parfois, si les enfants d’Ouranos et de Gaïa, Tonnerre, Éclair et Foudre, animés d’une force terrifiante, trois cyclopes s’inscrivant dans l’ordre de l’univers et de la fonction pyramidale de la stabilité des énergies magnétiques, concentrées, mercure philosophale, emprisonnés dans le Tartare par un géniteur effrayé, à raison, de se faire couper un jour les pompons, comme ceux d’un chat apprivoisé, qui ne lui reste plus qu’à engraisser.
Silence, le dieu des dieux succombera aux manigances du temps, Chronos, et de ses trois frères géants. Si les dieux ont disparu depuis de la surface, certains vivent encore sous la terre, et cognent comme Tonnerre sur l’enclume, des éclairs de foudre jaillissant, des orages de flammes éclatant de la forge d’Hadès, à force de violence et de colère, ils font trembler la terre sous nos pieds, ne le font-ils pas pour signaler leur présence aux humains qui les ont oubliés ?
Et quand ils ne mènent pas de révoltes cyclopéennes contre Vulcain qui s’acharne à les pousser à leur limite pour réaliser les vœux de Mars, en bouleversant l’équilibre de la surface. Ils sont ici partout, travaillant d’arrache-pied, infatigables de jour, inépuisables de nuit, à faire trembler le sol néozélandais, comme le sol japonais.
Cette nuit, la terre a tremblé à trois reprises, 3.8, 4.5, 5.9 sur l’échelle de Richter, les Cyclopes se sont partagé les rôles et j’ignore pour quelle raison ils étaient en colère cette fois-ci, mais ils ont toujours cette rage au ventre, et nous la font encore savoir en frappant leurs masses lourdes sur les enclumes au point de reconduire de fortes secousses tout au long de la journée, dans toute l’Ile du Sud. Ainsi, tant qu’ils frappent, nous tremblons, tant que les éclairs tonnent dans le ciel, nous craignons, et sous la foudre qui cogne, nous fondons.
Avant le drame, nous étions fiers d’être humains, contemplant de haut sur le sol des fourmis qui s’affairaient à leur nid sacré, mais sous la terreur du jour et de la nuit, la métamorphose se produit, les fourmis, les vraies, ont fui depuis longtemps, mais nous, colosses de chair ignorants, nous sommes restés sur place en profitant d’une journée magnifique avant les querelles du sous-sol, avant la bataille des géants invisibles qui ne savent pas que nous existons et qui nous écrasent de leur puissance divine, en éternuant d’un coup, que la force de l’onde aspire un bâtiment dans le sol, comme un couteau disparait dans le sable sur la plage à l’approche des humains.
Une secousse sismique, c’est d’abord un grondement sourd qui s’insinue dans chaque structure érectile, biologique et mécanique, dans chaque construction, dans chaque élément se trouvant en surface, et qui parvient à une forme de paroxysme dans une libération subite, un peu comme une éruption volcanique ou comme le rot alcoolisé d’un cyclope après une corne de bière brassée par les nains grincheux des forges de Vulcain, bouleversement, maturation, éructation, libération.
Nul besoin de paniquer malgré l’horreur, nous ne pouvons que subir l’action des cyclopes qui sont là, cachés sous la terre, à secouer les racines de toutes choses, et nous avec. Comme les feuilles d’un arbre sous le vent d’automne, nous voilà jetés contre les murs des maisons et des appartements, tantôt à droite, tantôt à gauche, l’architecture souple devient subitement un bateau ivre, la bière des cyclopes les a contaminés.
Cette éructation cyclopéenne vient des entrailles de la terre comme une boule de gaz compressée qui doit inévitablement exploser en remontant vers la surface, mais cette déflagration a des conséquences sur notre environnement, sur la cité, les habitations tremblent de frayeur, elles sont secouées, chahutées, les tables se promènent dans les pièces, le canapé du salon élit domicile dans la salle à manger sans qu’on le lui ait demandé, la bibliothèque et les bibelots s’effondrent sur le sol, les placards de la cuisine s’ouvrent, les casseroles se jettent sur le sol, les cheminées trop mûres se disloquent et pendant quelques secondes, c’est l’apprenti sorcier qui a oublié la formule magique pour rétablir le sort et l’équilibre des éléments... et notre peur avec. La belle église en brique du début du siècle s’est effondrée à moitié, sa rosace est fendue en diagonale, on se demande encore comment fait-elle pour tenir, si Tonnerre éternue subitement, elle s’écroulera et disparaitra à jamais, mais pas dans mon souvenir, sa présence quotidienne me rassurait, elle me ramenait à ma culture, la culture du souvenir.
Une femme néozélandaise de ma connaissance est venue me rassurer :
- Ne vous inquiétez pas, me dit-elle, restez éloigné des fenêtres, vous ne risquez rien.
- Oh, je ne suis pas inquiet, répondis-je, et combien même, que pourrions-nous faire, nous sommes à la merci des éléments.
- Oui, exactement, inutile de paniquer et de courir, insiste-t-elle.
- De courir ? Mais pour aller où, et pourquoi faire ?
- C’est vrai, courir où ? Bon, ne vous inquiétez pas.
- Il n’y a pas de problème.
Enfin, c'est vite dit, il faut faire face, mais le corps tremble encore, le cœur est chahuté, les jambes flageolent et les mains sont secouées d'involontaires tremblements, ce n’est pas de la peur, c’est l’inconscience qui rencontre le concret, la réalité pour laquelle nul n’est jamais préparé.
D’autres secousses répondent aux premières, c’est que les cyclopes sont en colère, mais contre qui ?
La structure dans laquelle je me trouve a été réalisée dans les règles de l’art, elle est sécurisée, malheureusement, les bâtiments et maisons particulières en briques souffrent terriblement et nombre d’entre elles s’effondrent sur les habitants ; les autres seront rasés dans quelques jours pour raisons de sécurité. Chaque secousse fragilise à nouveau ce type de bâtisses et la ville de Christchurch perd son identité au profit, nécessaire, de constructions modernes, adaptées aux colères de la terre, mais cela prendra plusieurs années. Le centre-ville de la charmante et colorée ville d’Arrowtown a été rasé, je m’y sentais tellement bien, je crois bien avoir versé quelques larmes et une profonde tristesse m’a alors envahi.
Les cyclopes ne se préoccupent pas des humains lorsqu’ils font trembler la terre à 3 ou 6 kilomètres de profondeur, ils sont là, perpétuant le labeur à forger les armes de Mars dans les entrailles de Gaïa.
Une femme Maorie avec laquelle j’ai sympathisé depuis que je suis ici me posa la question :
- Avez-vous eu peur des secousses ?
- Non, pourquoi, de toute façon que pouvons-nous faire ? lui répondis-je.
- Oui, vous avez raison, me dit-elle en éclatant de rire, ce sont les colères de la mère, nous avons cela souvent ici, nous devons nous y habituer et vivre avec. Elle est en colère contre le monde d’en haut, ça arrive…
La philosophie des peuples premiers est possédée d’une logique imparable. Nous avons eu une discussion intéressante sur la vie, sur son histoire personnelle, sur son peuple et son origine Maorie :
- Ah, You are a Story Teller… (conteur d’histoires), me dit-elle.
- En quelque sorte, répondis-je.
- Ok, I got to sell something, nice talking to you. (je dois vendre quelque chose aujourd’hui, agréable de discuter avec vous.)
Cette femme forte et puissante, vit en vendant des amulettes en Jade taillé, en os de bœuf ou de cerf, et en os de baleine, plus rare à trouver, car, les Maoris respectent la nature et ne chassent pas la baleine, ils récupèrent ses os lorsque l’une d’elles s’échoue sur la plage et les sculptent pour en faire des objets rituels et des amulettes magiques, qu’ils vendent un bon prix aux touristes. De nombreux « artistes » se sont spécialisés dans ce commerce plus ou moins lucratif, à tel point qu’aujourd’hui, une grande part de ces amulettes vendues dans les magasins sont fabriquées en Chine, comme tout d’ailleurs.
La question que l’on devrait se poser est : qu’est-ce qui n’est pas fabriqué en Chine ?
Même des vêtements badgés en Nouvelle-Zélande sont pour partie fabriqués en Chine, puis ramenés au pays pour la finition et la vente. Le marché néozélandais est peu important, la population de ce pays se résume à 4 millions d’habitants et les ovins qui étaient près de 70 millions laissent progressivement place aux bovins, car la Nouvelle-Zélande figure aujourd’hui parmi les premiers exportateurs de lait mondiaux.
Mais ce qui me dérange davantage ce sont ces magasins tenus par des blancs, mais possédés par les Chinois ou les Japonais, qui utilisent la culture Maorie pour promouvoir une idée de pureté, de nature et de conservation du patrimoine, alors qu’il n’est question que de business, je comprends dès lors pourquoi les Maoris se fâchent, lorsqu’ils sont confrontés à ce type d’action commerciale, relativement fréquent ici. Les copies chinoises sont pour eux une insulte à leur culture, car vidées de leur sens, et de leur âme.
Mais ces problèmes n’en sont pas dès qu’il s’agit des colères de la mère, notre mère à tous, la terre. Les cyclopes m’ont fait perdre un contact, j’étais prêt à être introduit dans un clan pour présenter au conseil des sages un projet de film sur ce sculpteur de jade vert aux mains de géant borgne, qui vendait ses créations en face du stand de cette femme forte et sympathique. J’avais été impressionné par la taille démesurée et déformée des mains de cet homme habitué à tailler la pierre, mais surtout par ses créations qui respiraient la culture Maorie, ses choix de pierre étaient remarquables, il parvenait à donner vie au jade, et sa force brute donnait forme à l’âme de Gaïa. Son frère me fit avec une fierté et force impressionnante, un Haka, la danse de guerre, avec un couteau rituel en jade, il était effrayant en s’avançant vers moi tout en poussant des cris gutturaux puissants aux vibrations pénétrantes et paralysantes :
- Hey, mon frère, lui dis-je, je ne suis pas ton ennemi, je suis un pacifiste, je viens en paix.
Il stoppa net devant moi, avec sa langue tirée sur son menton et un regard de démon du Pacifique qui me transperçait. Je ne témoignais aucune crainte à l’extérieure, mais à l’intérieur, mon cœur battait à la chamade, il était bien effrayant ce jeune guerrier avec sa langue tirée et son couteau de jade. Puis, il me demanda ce que j’étais :
- Juste un citoyen du monde, lui répondis-je.
- Non, dis-moi qui tu es.
- Je suis un conteur d’histoire, et je créer parfois des œuvres.
- Quelles œuvres crées-tu ?
- Je te montre, c’est plus simple. J’avais sur le côté un iPod dans une poche en cuir que j’avais trouvée en Thaïlande, dans lequel certaines de mes œuvres étaient conservées, je les lui montrais. Il m’arracha l’iPod des mains pour les voir de plus près…
- C’est toi qui fais cela ? me demanda-t-il avec surprise.
- Oui, répondis-je modestement.
- Alors ? Alors, tu es un maitre.
Il s’adressa à son frère aux mains cyclopéennes, et lui tendit le lecteur. L’autre fut encore plus impressionné, car c’était lui l’artiste, et le respect s’instaura immédiatement entre nous trois. Je n’étais plus un simple touriste intéressé par du jade Maori, j’étais un homme de savoir, de connaissance, et je devais être traité avec le plus grand respect, mais je voulais juste être traité comme l’homme simple que j’étais. Nous discutâmes près d’une heure, et le cyclope humain me tapa sur l’épaule de sa main de géant et me dit :
- Tu vas venir avec nous, et tu vas faire un film sur mon travail. Nous allons descendre à la rivière pour choisir des rochers de jade, et nous allons en remonter un, et tu filmeras tout, du début jusqu’à la fin.
- Un film ? Mais ça coute cher, nous aurons besoin d’un financement, lui dis-je.
- Pas de problème, tu viens au conseil des sages avec cette machine, et tu montres ce que tu nous as montrés en disant ce que tu nous as dit, ils te donneront le financement, c’est pour la communauté, et ils ont de l’argent pour ce type de projet.
J’étais heureux, j’avais rencontré des frères, et le projet s’annonçait si prometteur, je saluais mes amis pour me retrouver seul et penser à tout ce qui venait de m’arriver en une heure à peine. Je pensais à mon père qui n’était plus et qui aimait les cultures des hommes vrais, il aurait été fier je le sais. Puis, je m’installais à la terrasse d’une brasserie, autour de moi, les gens buvaient tous des bières paisiblement, ils chantaient comme on le fait quotidiennement en Irlande dans les pubs, je commandais un thé et me mis à rêver. Un gros chat vint se frotter à mes pieds, pourquoi moi, alors qu’il y avait des dizaines de personnes autour de nous ? Il était sympathique ce chat, un gros matou à l’épaisse fourrure dans laquelle s’enfonçait mes doigts tendrement pour le gratifier de caresses qui le comblaient un moment, il me rappelait ma chienne Corgy que j’avais tant aimée et qui est morte dans mes bras après 15 ans de bonheur.
Le lendemain, les trois cyclopes m’ont réveillé brutalement, en trépignant de colère, la terre à tremblé et mon rêve s’est effondré avec les murs des maisons et des bâtiments de la ville de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, dans l’ile du Sud, il y a 5 ans de cela.
Nous vivons une époque formidable…
PS. Toutes les constructions représentées sur les photographies, n'existent plus aujourd'hui