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Enquête de Poezibao : l’art, un recours ? / réponse d’Alain Paire

Par Florence Trocmé


Poezibao a posé à plusieurs de ses correspondants la question suivante :
L’art est-il, pour vous personnellement, dans votre vie quotidienne, un recours en ces temps de violence et de trouble(s) et si oui en quoi, très concrètement, littérature, musique, arts plastiques ?
Réponse d’Alain Paire
En janvier, en novembre, pendant cette année 2015, nous étions anxieux, inquiets, bouleversés. Certaines fois très attentifs, étrangement délivrés : comme dit Patrick Boucheron, malgré les régressions, il y eut pendant cette période une étrange vivacité, une solidarité qui font penser à Gavroche. Quelquefois nous avons repris ce mot devenu improbable, nous avons dit "nous". Sur les écrans, dans les journaux, il y avait ces personnes, ces foules et ces lieux qui disent comment çà respire une Place de la République. Paris ne nous quitte pas. J'ai plus que jamais compris pourquoi j'aime revoir les rues et les cafés, revenir dans un couloir du Louvre, marcher près de la Seine, aller jusqu'à la place Fürstenberg ou bien chez Tschann. J'espère revoir les mosaïques du Bardo, sans doute je n'irai jamais à Palmyre.
Le crucial, ce ne sont pas toujours la poésie, les livres, la peinture, les ateliers ou les musées. Rien de neuf, la chose qui importe totalement ressemble à l'amour : une musique brève, le tempo qu'il faut garder. En novembre, tout en regardant les actualités, la télé et les journaux, tout en parlant avec mes amis, je préparais un exposé à propos de Walter Benjamin. Je tentais de reconstituer comment les choses s'étaient déroulées quand il passa par Marseille, juste avant Port-Bou. Pendant cet été de 1940, l'Europe et le monde étaient sortis de leurs gonds. Près du Vieux-Port, Walter Benjamin conversait avec Hannah Arendt ou bien avec Siegfried Kracauer, remontait les marches de l'escalier des Cahiers du Sud. Depuis Nevers et le camp de Vernuches, il avait décidé de ne plus fumer. Il s'est attardé dans les bistrots, il jouait aux échecs au "Brûleur de loups" ou bien au "Mont-Ventoux". Pour sa finesse, son intelligence et sa mémoire, sur fond de précarité, il faut tenter d'imaginer ses dernières conversations.
Je n'ai jamais aimé les fins d'année, je déteste cette histoire de déchéance nationale. Ces derniers jours, je lisais un épais et passionnant document, une thèse qui vient d'être soutenue à Aix-en-Provence par une jeune chercheuse qui s'appelle Elodie Karaki. Elle publiera aussi vite que possible un livre un peu plus laconique que sa thèse qui compte plus de huit cents pages. Elodie Karaki a salué dans toutes ses dimensions un personnage incroyablement méconnu qui fit tout ce qu'il fallait pour être oublié, une clef de voûte à partir de quoi on comprend mieux comment vécurent et travaillèrent Suarès, Jouve, Supervielle, Massignon, Schéhadé, Derrida, Jean-Pierre Richard et quelques autres. Cet écrivain appartient à une génération antérieure - Yves Bonnefoy, Ethel Adnan et Gérard Khoury - m'avaient parlé de lui, nous sommes trop peu nombreux à l'avoir entrevu : le grand critique que cette thèse nous redonne, c'est Gabriel Bounoure.
Gabriel Bounoure était infiniment modeste, quelque chose de tragique l'habitait en dépit de la sérénité de vieux sage qu'il transmettait autour de lui. Il quitta le Liban, le Maroc et la Méditerranée pour vivre jusqu'en 1969 ses derniers jours en Bretagne. Lisant cette thèse, j'apercevais mieux pourquoi il faut sans illusion tenter de lutter contre l'indifférence, accompagner les écrivains quand ce sont vraiment des aventuriers, leur faire signe quelquefois, lire passionnément leurs livres. Pour cette enquête, chère Florence, ce sont une fois de plus les incertitudes du temps long et une immense patience qu'il faut invoquer. Des signes et des inventions comme tu les fais cheminer chaque jour sont nécessaires. Il nous faut des connexions et des rencontres, un travail à la fois solitaire et collectif comme celui que tu proposes chaque jour.


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