(De notre envoyé spécial.) Salonique, décembre.
J’avais vu trois retraites : une sur la route d’Ostende à Calais, une dans les boues de la Morava, une en redescendant le Vardar, mais je n’avais encore rien vu de plus pitoyable, de plus défait que celle d’hier, les deux mains dans mes poches, tranquillement, sans qu’il y ait d’éclatements de schrapnells ni de sifflement de balles, tout l’après-midi j’ai regardé passer le long des quais de Salonique. L’armée grecque pour ne pas combattre se retirait. Dans les trois autres, les Belges harassés, égarés par tant de mitraille, s’en allaient un peu perdus ; les Serbes froidement, la colère dans tout leur corps de n’avoir que des fusils contre des canons, ne reculaient qu’à coups d’ordres du quartier général ; les Français, intacts, semblaient à chaque pas en arrière ne chercher que le tremplin qui les relancerait ; – dans celle-ci les Grecs tout neufs, sans une tache de sang sur la figure, s’éloignaient de la bataille. Les petits chevaux innocents commencèrent à défiler. Ils courbaient la tête sous le poids qu’ils emportaient ; ceux qui les conduisaient et qui ne portaient rien la courbaient aussi. Pour ne pas assister à ce spectacle, la ville, la mer et l’Olympe s’étaient recouverts de brouillard. Dans leur uniforme sans boue, les soldats marchaient près de leur bête, ne regardant ni à droite ni à gauche et un seul désir les animant, celui d’être au plus tôt sortis de la cité. Ils avaient bien le fusil à l’épaule et la baïonnette au côté, mais pour tous ceux qui assistaient à ce passage l’impression était telle que si quelqu’un se fût écrié : « Le fusil est en fer-blanc et la baïonnette en carton mâché », tout le monde l’aurait cru. Les officiers n’étaient pas au complet pour accompagner leurs hommes, ceux qui avaient pu s’en aller à part, éviter l’affichage des quais, étaient partis à l’entrée de la campagne attendre leur régiment. Ces soirs derniers, sur ces mêmes quais, ces mêmes régiments faisaient du bruit avec des musiques. Ils passaient, sonnaient et resonnaient. Cet après-midi ils déménagent non pas à la cloche mais à la fanfare de bois. De plus en plus propres, sans que dans ces nombreux rangs on aperçoive une tête bandée, un bras en écharpe, du matin à la nuit et dans la nuit également – heureux ceux qui défilèrent dans la nuit – les soldats de Constantin Ier, mari de Sophie de Hohenzollern puis roi de Grèce, s’en allèrent. Ils passèrent devant le consulat de France, devant celui d’Angleterre, devant celui de Russie ; ils ne s’arrêtèrent pas, cela se comprend ; ce que la Grèce doit à ces drapeaux, c’est de l’histoire, c’est vieux ; ils passèrent devant le consulat de Serbie ; une foule de malheureux attendaient l’heure du pain. Ces malheureux, mais ils vont les reconnaître ! ils ont combattu ensemble en 1912 ! Non, il fait du brouillard ; ils passèrent devant un camp, quels sont ces soldats qui, pendant qu’ils quittent la ville, s’installent à ses portes ? Quels sont ces hommes qui vont à leur place défendre Salonique ? C’est un bataillon serbe. Leur roi a laissé mourir la Serbie et c’est un bataillon de Serbie qui vient protéger la ville de leur roi, mais ils passèrent, ils passèrent, ils étaient les soldats de Constantin Ier. Et cependant ils ont compris. Jusqu’à l’heure où l’ordre arriva de quitter la Macédoine et Salonique, ils n’avaient pas profondément senti l’obscurité de leur rôle. On les avait mobilisés. C’était donc pour qu’ils se battent. Ils n’appelaient pas ce moment de tous leurs cris, enfin, vaguement ils ressentaient que pour leur honneur il devait arriver. Sans courir après lui, ils le laissaient venir vers eux. Et s’ils étaient encore en paix, c’est que l’heure n’avait pas sonné d’être en guerre. Mais voici qu’elle sonne : le Bulgare, l’ennemi, l’affreux ennemi s’avance sur leur pays. Ce n’est pas réjouissant la guerre, mais puisqu’il faut y aller, ils iront, et ils se lèvent… et on leur crie : « Sac au dos ! baïonnette au fourreau ! En arrière ! » Ils sont partis en arrière, beaucoup parce qu’ils sont des soldats, quelques-uns parce qu’ils le préféraient. En tout cas, en cette minute tous ont compris. Pourquoi les avait-on mobilisés puisqu’on était résolu à ne pas les laisser se battre ? Pourquoi s’était-on servi d’eaux pour jouer à qui perd gagne sur le damier européen, pourquoi les avait-on habillés en soldats pour leur faire faire devant le monde assemblé des tours de prestidigitateurs ? Il est vrai qu’en traversant Salonique ils pouvaient se promener dans une rue qui s’appelle : « Rue Constantin le tueur de Bulgares », il est vrai que le soir précédant leur retraite, dans leurs cantonnements, ils chantaient une chanson qui veut dire :
Que nous veut le méchant Bulgare ? Il s’avance vers nos terrains. S’il rentre en Macédoine, gare ! Nous irons lui casser les reins.
Soldat, debout ! sonne, trompette ! Réveillons-nous si nous dormons, Nous allons tomber sur leur tête Comme la foudre sur les monts.
Mais quand ils croyaient au nom de cette rue, quand ils chantaient cette chanson, ils étaient encore les soldats de la Grèce ; maintenant ils ne sont plus que les soldats de Constantin – le tueur de Bulgares !
Le Petit Journal, 8 janvier 1916