Vers la fin de l'an dernier je signalais sur mon fil d'actualités Scoop It une article paru dans le Monde et intitulé La culture le privilège des riches ?
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Je ne sais laquelle des deux solutions est à la disposition de Jean-Michel Lucas mais il a fermement répondu à l'auteur de cette libre opinion, réponse que je me plais à reproduire ici.
Monsieur Guerrin a publié dans le Monde un article le 21 décembre : culture : le privilège des riches ?
Je lui ai répondu :
Cher Monsieur Guérrin,
Vous m'avez écrit récemment qu'il était difficile de parler des droits culturels dans un quotidien comme "Le Monde". Pourtant vous n'êtes pas passé loin dans votre article "On ne cultive que les riches" !
Car j'ai cru un moment que votre critique de la politique de "l'accès à la culture pour tous" vous amènerait à conclure qu'une question aussi mal résolue devait certainement être mal posée !
Pourtant, vous avez maintenu le dogme et seulement imaginé qu'il fallait changer la méthode de répartition des moyens publics, pour une plus grande "proximité". Je dois avouer que ce fut longtemps ma conviction quand j'étais au cabinet de Lang en lançant les "cafés musiques" puis comme Drac à Bordeaux en sillonnant la campagne et les banlieues. Mais, c'était il y a plus de vingt ans ! Et il a bien fallu que je me rende compte de l'épaisseur du plafond de verre qui anéantit les meilleures volontés de faire don de sa culture aux autres, au nom du service public culturel. Il a bien fallu, inévitablement, revenir à la question de départ : pourquoi penser que nos références culturelles font "œuvres capitales de l'humanité" comme on dit dans le décret Malraux constituant, encore et toujours, le ministère de la culture ? Pourquoi nos cultures devraient-elles être "bonnes" pour tout le reste de la Terre ? L'accès des "pauvres" à la culture des "riches" est -il un impératif pour les sauver de la barbarie et humaniser la planète ?
La réponse est évidemment négative : cette culture cultivée ne fait pas le bonheur ! Elle ne garantit ni le Bien -être des riches, ni celui des pauvres. Elle n'est pas une assurance vie qui apporterait, à coup sûr, liberté et dignité. "La culture", nommée par ceux qui ont le privilège d'en dire le nom, ne peut faire croire qu'elle est progrès vers une humanité plus juste !
Jean Vilar savait déjà que la culture nageait dans l'ambiguïté des sens :
La culture c'est d'abord une entraide, non pas une aumône. Nous savons aussi – du moins je vous en propose l'idée – que la culture n'est pas obligatoirement signe d'intelligence pas plus qu'elle n'est le blanc-seing de la fraternité ou des bons sentiments. Nous savons bien que culture n'est pas la meilleure médecine du bonheur, que la recherche et la connaissance ont été souvent, trop souvent, à l'origine des crimes collectifs ou du moins des inventions finalement meurtrières et qui, d'un coup désormais peuvent effacer les hommes et donc rendre dérisoire l'objet de nos débats. (Avignon///1964 )
Georges Steiner nous a d'ailleurs interdit toute illusion : "Façonner la sensibilité et l’intellect entraîne naturellement l’individu et, par conséquent, la société dans laquelle il s’insère, à adopter une conduite rationnelle et bénéfique. Qu’il revienne à l’éducation d’assurer le progrès moral et politique, tel était bien le dogme laïc : l’instruction publique par l’entremise des lycées, bibliothèques municipales et cours du soir se substituait aux illuminations intérieures, aux élans vers la perfection morale, jusque là sanctionnés, pour une poignée d’élus, par la religion. .... Là ou florissait la culture, la barbarie était par définition un cauchemar du passé ».... Mais, " nous savons maintenant qu’il n’en était pas ainsi… Nous comprenons maintenant que les sommets de l’hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien et même le renforcement des institutions, de l’appareil et de l’éthique de la haute culture. En d’autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration …. Nous savons aussi – et cette fois-ci les preuves sont solides, bien que la raison s’obstine à les ignorer - que des qualités évidentes de finesse littéraire et de sens esthétique peuvent voisiner chez le même individu, avec des attitudes barbares, délibérément sadiques. Des hommes comme Hans Franck, qui avait la haute main sur la « solution finale » en Europe de l’Est, étaient des connaisseurs exigeants, et parfois même de bons interprètes, de Bach et Mozart. On compte parmi les ronds de cuir de la torture ou de la chambre à gaz des admirateurs de Goethe ou des amoureux de Rilke./ »(Dans leChateau de Barbe bleue" page 90). Le constat est sans appel. Le dogme de l’épanouissement des hommes par la rencontre avec les arts est une "fiction nécessaire » et ne saurait passer pour une vérité universelle, qui s’imposerait, partout et pour tous.
Et les luttes de décolonisation nous ont montré que la bonne culture était aussi une force à haut potentiel destructeur, comme l'ont rappelé les débats à l'Unesco sur la diversité culturelle ! Personne au "Monde" n'aurait donc lu depuis 1995 "Notre diversité créatrice " de Peres de Cuellar ? Et je ne cite même pas Bourdieu et la lame de fond de la Distinction !
En clair : vouloir que tous les êtres humains de tous les lieux et tous les temps accèdent, universellement, aux quelques références culturelles de quelques spécialistes de quelques disciplines de l'imaginaire est indécent. Les lecteurs du "Musée Imaginaire"de Malraux ne devraient jamais l'oublier. L'Oeuvre ne l'est pas en soi, elle est reconquête incertaine de chaque génération : "Le chef d’œuvre ne maintient pas un monologue souverain mais un invincible dialogue" (page 67).
Ainsi, affirmer la permanence de l'Oeuvre est un dogme dont vous auriez dû vous moquer. Comme Rabelais se riait des papistes de l'île des Papimanes réunis en banquet ( délicieusement servi par des "jeunes filles de l'endroit" , "belles à croquer",) faisant l'éloge des "saintes écritures" comme aujourd'hui on fait prière à "la culture" : "Extravagantes "angéliques", comme les pauvres âmes périraient sans vous, elles qui, ici-bas, errent dans les corps mortels en cette vallée de misère ! Hélas ! quand accordera-t-on aux humains ce don de grâce particulière qui leur ferait abandonner toutes les autres études et affaires, pour vous lire, vous entendre, vous connaître, vous mettre en œuvre et en pratique, vous incorporer, transformer en sang, et vous faire pénétrer au plus profond des ventricules de leurs cerveaux, dans les moelles internes de leurs os, dans les labyrinthes compliqués de leurs artères ? Oh, c'est alors que le monde sera heureux, ni plus tôt, ni autrement !"
Il faudrait être plus modeste et accepter que le seul" accès" que la politique publique devrait défendre est celui de l'accès des personnes à plus d'autonomie, plus de liberté reconnue par les autres, pour plus de dignité dans la relation de leur identité culturelle avec la diversité des êtres du monde des vivants. Cette route vers plus d'autonomie (de liberté sociale dirait Axel Honneth) passera certainement par la rencontre avec les multiples oeuvres des multiples artistes, mais ce parcours sera celui de la "personne" dans la singularité de sa sensibilité et de sa raison.
C'est peut -être ce que vous appelez "proximité" , mais, pour être valide, la proximité ne consiste pas à s'adresser à l'autre en niant sa culture, avec cette dose de mépris que la commisération pour les innocents laisse si souvent percevoir dans la démocratisation de la culture. Elle ne passe pas non plus par la multiplication des "épiceries culturelles" répondant aux besoins de ce que vous appelez "les populations" (de consommateurs individuels, sans doute !) .
Il faut d'abord accepter la "personne" comme telle, comme être de liberté et de dignité, auquel nul ne peut voler le droit de dire sa valeur au monde ! Les droits humains fondamentaux - le droit culturel en est un - interdisent à quiconque de dire "nous" à la place du "je". En revanche, le "nous" s'élabore en faisant "humanité ensemble", c'est à dire en ouvrant à chaque personne un maximum d' opportunités pour entrer en interaction avec les autres cultures et forger ainsi son autonomie. C'est l'antidote au repli identitaire, la réponse par la diversité culturelle que déteste tant le FN. C'est la fameuse sentence d'Edouard Glissant : "Je change par échanger avec l'autre , sans me perdre pourtant, ni me dénaturer".(Philosophie de la relation , page 66/ voir aussi page 37 sur l'illusion de l'universalité des littératures).
Et que l'on ne dise pas que c'est trop abstrait, populiste ou difficile à pratiquer car c'est, par exemple la mission publique que les élus ont confié aux professionnels des musées de Newcastle : non pas délecter les consommateurs de bonnes oeuvres, mais "permettre aux personnes de mieux se situer au monde, de renforcer leur identité propre, pour plus de respect pour elles-mêmes, plus de respect pour les autres ". Une proximité partant de la personne pour mieux répondre aux enjeux du développement des droits humains. Pas seulement un jeu de boutiquiers de la subvention !
Ce monde de la culture de la personne serait-il étranger au " Monde" ? Quinze ans après la Déclaration universelle sur la diversité culturelle ? Je crains de devoir être affirmatif: aucun article, aucun débat ouvert sur la Déclaration ( toujours confondue avec la Convention sur la diversité des expressions culturelles de 2005). Peut- être une forme de repli identitaire à la française, comme si c'était le moment pour un quotidien qui veut résister à la pensée clôturée sur elle-même et répondre à "l'insécurité culturelle" que le Figaro aime tant scénariser !!!.
Bien respectueusement à vous ...
Jean Michel Lucas
il est sur Facebook, sous le nom de Kasimir Bisou
Et parmi les commentaires laissé sur sa page FB, un intervenant bien avisé nous a rappelé cette belle antériorité à redécouvrir absolument.
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