Magazine Culture
La narration transfigurée
Entretien avec Daniel Guebel à l'occasion de la parution française de L'homme traqué [L'arbre Vengeur 2015 - Traduction R. & D. Amutio]
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Article publié dans Le Matricule des anges
Depuis son premier roman en 1987, Daniel Guebel n’a eu de cesse de construire une œuvre qui aurait retenue tant les leçons d’érudition ironique d’un Borges que celles de crudité subtile d’un Copi. Ses livres prennent un malin plaisir à ne jamais répondre aux attentes, préférant casser avec fracas le jouet plutôt que de sombrer dans la convention. Si la fluidité de son style est celle d’un conteur né, elle lui permet de glisser en contrebande une réflexion intransigeante sur la littérature et la création. D’une Malaisie fantasmée à l’Argentine péroniste, de l’apparente pantalonnade à l’autobiographie et l’essai, du fantastique au philosophique, son œuvre ne se refuse aucun écart. L’homme traqué, récit paranoïaque et proliférant où « seul l’illusoire est certain », est le concentré d’un ars poetica devenu infinité de possibles.
Vitesse et mutations d’identité sont les deux mamelles de L’homme traqué. Le protagoniste, Leonardo Ferretti, désire-t-il vivre toutes les vies, ou l’auteur voulait écrire tous les romans ?
La compréhension du journaliste devrait m’exempter d’une réponse contenue dans la question. Effectivement, je me rappelle l’impression des premières lectures, lorsque je lisais de la littérature enfantine pour adulte : Ben Hur ou Quo Vadis. Ces livres permettaient d’alimenter l’illusion qu’une vie puisse être faite de nombreuses vies et qu’une personne puisse les expérimenter en une vaste succession. Nous ne saurons jamais ce qui ressort de la grande ou de la petite littérature, mais il n’y en a pas moins des livres qui exhortent au rêve d’une durée presque infinie. En relation avec cette idée, lorsque je me suis lancé dans L’homme traqué, j’ai encouragé la fantaisie de pouvoir écrire un roman d’aventures fantastiques, romantiques, pathétiques, apocalyptiques et intellectuelles, qui combinerait le maximum de péripéties possibles en un minimum d’espace narratif. Une sorte de condensé d’intensité qui permettrait effectivement d’entrainer le protagoniste vers tous les états et toutes les expériences – physiques, spatiales, de genres littéraires et sexuels, psychiques. C’était comme d’écrire en courant et sans se fatiguer.
Bien entendu, mon rêve de toujours a été d’écrire tous les livres possibles, tous les genres, tous les styles. Un livre qui les résumerait tous, tous les livres possibles à la suite.
Ferretti se présente comme un révolutionnaire absolu en quête d’un sacrifice paradoxal, mais pour admettre finalement son échec devant l’aporie de son idéal. Comment avez-vous pensé cela ?
L’homme traqué dérive, se détache ou intensifie le roman qui l’a immédiatement précédé, El terrorista. De fait, tandis que je l’écrivais, j’ai entamé un chapitre qui s’est mis à se détacher comme une monade d’une autre en une bulle brillante et curieuse que j’ai donc conservée puis développée dans sa propre autonomie. Mais El terrorista raconte l’histoire d’une sorte de don Quichotte à échelle réduite qui lit une revue d’un groupe de gauche radicale et croit que la révolution est possible et qu’il est destiné à en prendre la tête. Il est un peu auteur et victime de son propre malheur, partant de choix éthiques et politiques complètements naïfs qu’il est le seul à ne pas percevoir comme tels, jusqu’à aboutir à l’utopie la plus naïve et idiote qui soit : la révolution dans le packaging du développement personnel. Leonardo Ferretti, au contraire, est un homme pris de folie qui fuit après avoir échoué dans sa tentative de révolution prolétarienne, poursuivit par les Appareils d’Intelligence de l’Etat. Afin de cacher les traces de sa fuite (qui pourrait être infinie et traverser tous les points de la terre et des eaux), il se transforme, se transfigure et entreprend toutes les expériences possibles.
Les péripéties du roman secouent sans ménagement la vraisemblance. Le réalisme vous intéresse-t-il ? Cherchiez-vous à tester ses limites, ou tout n’est qu’une question de définition ?
Le genre d’actions, réactions, péripéties et transformations auxquelles est soumit le protagoniste suffiraient à remplir d’émotions la vie d’un homme qui aurait atteins le nombre d’années de Mathusalem ; je ne sais quelles sont ou pourraient être ici les règles de la vraisemblance. De fait, l’épigraphe (dont je ne me rappelle pas l’auteur, je ne sais pas pourquoi je n’ai pas mentionné son nom) propose précisément une réalité hors du jeu du possible. Je crois que la seule chose qui soutienne l’éventuelle vraisemblance des faits, c’est qu’il s’agit d’une succession d’invraisemblances dont la possibilité de réalisation est imaginaire ou, disons, littéraire. Ferretti, centralement, est poursuivit par un organisme fantastique, idéologique (les « Appareils » susmentionnés), et c’est la vitesse de sa fuite et la quantité de péripéties auxquelles lui-même se soumet pour se masquer et fuir cette persécution qui donne de la vraisemblance à l’action. Un film de Chaplin est-il vraisemblable ?
Je crois que tout réalisme est associatif et reflète moins la diversité du monde que la capacité qu’a l’écriture de reproduire les connections du cerveau de l’auteur, qui prend et combine des parties de sa perception du « réel objectif ».
Le mélange des registres caractérise votre écriture. Vous êtes un écrivain raffiné qui ne craint ni les blagues potaches, ni l’absurde. La machine littéraire demande à être secouée depuis l’intérieur pour éviter l’ennui, le prévisible ? L’auteur ne doit pas se laisser hypnotiser par son propre talent ?
Je ne sais pas ce que doit faire un écrivain en général, j’imagine que chacun se soumet ou se rebelle à ses propres commandements. C’est la loi du jeu. En ce sens, je suppose qu’une dialectique nécessaire à chaque écrivain serait de s’auto-hypnotiser et de se réveiller, d’entrer et sortir de sa zone de possibilité d’écriture la plus grande, de s’abandonner à sa jouissance la plus grande et de se refuser ensuite à sa facilité la plus grande. Pour ma part, je sais que d’une certaine façon mes livres fonctionnent sur la base d’idées de départs et d’intentions premières que ma propre écriture annule, modifie ou fait dévier. Je sais aussi que c’est en traversant les genres qu’ils avancent, en modifiant les personnages, permettant l’entrée de lignes aléatoires ; que c’est sur l’infini qu’ils misent et à l’interruption brutale qu’ils se heurtent (le précipice comme coupure), à l’atténuation, à l’évanouissement. Je crois qu’ils aspirent au fond à se construire en tant que formes géométriques indéchiffrables, à donner à voir le tracé d’une transformation ou, pour le dire de manière mystique, d’une transsubstantiation.
Vous évoquiez vos lectures d’enfance : quelque chose des romans d’aventures, des milles et une nuit (la scène de l’huître géante dans L’homme traqué), est présent dans vos romans, mais confronté à une ironie acerbe. Une volonté de contraste ?
Oui. Raffinement et grossièreté : tel est mon blason. En réalité, la scène de l’huître ne relève pas tant des milles et une nuit que de l’auto-parodie. Elle reprend et amplifie une scène de mon roman La perla del emperador. Celui-ci, évidemment, était un roman à la milles et une nuit, alors bon, oui…
Votre littérature présente des accents borgésiens. Seriez-vous d’accord pour parler d’un dialogue avec son œuvre ?
Comment ne pas l’être ? Borges est le premier des saints de ma galerie (avec Cervantès). Est-ce Eschyle qui disait que « nous sommes les restes du festin d’Homère » ? Eh bien, permettez-moi de me considérer, au delà des particularités, une braise de l’asado de Borges. Mais tout en découlant de lui, en le citant, en m’appropriant à plaisir son œuvre ou en la croisant dans le cours de ma propre écriture, j’aime à rêver que je peux aller plus loin que les endroits (magnifiques) auxquels il est parvenu. Après tout, j’ai plusieurs avantages sur lui. Borges est mort, je suis vivant. Borges a été un réducteur de têtes littéraires, un miniaturiste ; je travaille par expansions. Borges s’est marié avec Maria Kodama ; moi, fort heureusement, non.
À propos d’expansions, vous avez écrit un roman très long, El absoluto, sans le publier. Plutôt que de briller en offrant une « somme », vous proposez à la place des nouvelles qui en découleraient. Est-ce une volonté de liberté par rapport à ce que « devrait faire » un écrivain, ou s’agit-il de garder des cartouches pour la suite ?
Le slogan d’une publicité pour boissons gazeuses semble mettre dans le mille ou presque, s’agissant de la place de l’artiste : « L’image n’est rien, la soif est tout », encore que je ne sois pas sûr de l’exactitude de la citation. Les pythagoriciens croyaient que l’Univers était composé de neuf planètes. Or, lorsque leurs calculs leur permirent de vérifier que le mouvement de notre planète et ses relations avec le reste ne coïncidait pas avec ce chiffre, ils tirèrent du chapeau l’existence d’une planète – Antiterra - cachée je ne me rappelle plus si derrière le soleil ou la lune. Antiterra était à la fois la perfection de l’Univers et la conséquence nécessaire, la belle invention d’une fiction astronomique pour dissimuler une erreur de calcul. Dans mon cas, plus discrètement, je n’ai pas publié El absoluto afin de clore un cycle d’écriture fait d’éléments se détachants de ce livre, publiés de manière autonome, compris dans ce cycle bien qu’indépendants de la source initiale. Cela n’avait pas de sens de publier El absoluto si les livres que j’écrivais entraient en correspondance avec cette Antiterra. Un cycle qui est maintenant clos ; le livre paraitra donc l’année prochaine, tandis que je me consacre à l’écriture de trois romans pleinement orientaux.