Pour appréhender un tel objet (plus de 500 pages au format 16 x 23 cm, quelques 90 auteurs, la 3e édition augmentée d’une anthologie qui est bien un choix et donc seulement la partie émergée d’une production littéraire parfois éditée ailleurs), il faut commencer par se demander ce que son concepteur et principal auteur, Ivar Ch’Vavar, entend par cette improbable communauté de fous et de « crétins » tous associés à une hypothétique « Grande Picardie mentale ». Poètes bruts, naïfs, déviants, arriérés, inspirés bizarroïdes et autres freaks de la littérature, ils composent une sorte de périphérie, de marge échappant à l’asphyxiante culture (Dubuffet) et néanmoins à la pointe de la création poétique. Pour les appréhender, il convient surtout de dire que la plupart sont des hétéronymes d’Ivar Ch’Vavar lui-même. Pas tous, et c’est là que ça se complique un peu. Certains auteurs participant à l’anthologie existent bel et bien, sont avérés, connus, ont une œuvre propre et indépendante (quoique souvent liée de près ou de loin à l’amitié de Ch’Vavar ou à ses activités de revuiste). D’autres sont bien des hétéronymes, mais pas ceux de Ch’vavar, des hétéronymes d’auteurs proches donc, voire des hétéronymes d’hétéronymes ? Certains hétéronymes sont en quelque sorte partagés entre les auteurs. Aloÿse Kilky, hétéronyme connu de Louis-François Delisse, n’a-t-il pas été influencé, vampirisé en quelque sorte par Ch’Vavar et les enjeux formels qui étaient les siens à l’époque de la revue Le Jardin Ouvrier, au point qu’on ne sait plus vraiment à qui appartient finalement l’avatar comme coupé en deux ? Et Mauricette Beaussart, interlocutrice de Lucien Suel et présentée par celui-ci dans la notice biographique qui ouvre son chapitre, à qui est-elle ? Difficile de s’y retrouver dans le système héténonymique vavarien.
Bien plus qu’une vaste supercherie littéraire complotée par divers auteurs réels, complices ou embarqués consentants, l’hétéronymie répond à une vraie nécessité de l’œuvre de Ch’Vavar. Ce besoin de décentrement, de foisonnement, cette façon de jeter des parallèles et des transversales entre les parties éclatées d’une même œuvre, c’est une manière de faire monde. L’hétéronymie n’est pas une fantaisie d’auteur, mais bien une fantastique. Une fantastique, c’est-à-dire la création d’un univers où l’Auteur perd la maîtrise de sa création et devient simple créature, où le réel, comme chez un Borges, peut être le reflet de la fiction, sa troublante diffraction, comme si le réel n’était plus que l’amas indiciel d’une surréalité. L’hétéronymie a à voir avec l’aliénation, avec (si le mot existait) l’étrangération. Pas étonnant que les « fous » répertoriés dans cette anthologie sont souvent des déclassés sociaux, parfois des ressortissants étrangers ou des « mulâtres » ; il s’agit pour Ch’Vavar de s’arracher à soi, à son milieu, à la tiédeur académique et bourgeoise où trop souvent la création poétique a son terreau. Il s’agit par ce décentrement, cette excentricité profonde que permet l’hétéronymie, de s’autoriser au (et du) délire verbal pour satisfaire un goût de « l’énorme », du grotesque, de l’obscène. Tout se passe comme si le poète inventait la fiction d’une poésie naïve afin de se permettre des audaces littéraires que personne n’oserait dans la création contemporaine. Et en effet le dispositif fictionnel rend possible bien des inventions formelles, bien des rhétoriques baroques, bien des images et des visions inédites. Le fait est que Ch’Vavar pratique souvent une poésie longue, narrative, à la fois épique et auto-dénigrante : le héros vavarien est un idiot parce qu’il est un forcené du réel. Pratique qui va à l’encontre du bon goût et du sérieux compassé de la poésie d’aujourd’hui. Le « mauvais goût » de Ch’Vavar est, n’en doutons pas, une quête de fraîcheur et d’authenticité. Sa prolixité est le signe du caractère vital de sa création, comme chez les naïfs et les bruts.
Il faudrait étudier chez Ch’Vavar les rapports de l’hétéronymie, du canularesque et du carnavalesque. Si les voix sont multiples, c’est parce qu’elles sont « habitées ». Qui s’invente un fou ne bâillonne plus son fantôme. Qu’est ce que le carnaval en effet sinon le retour des morts conjuré. Un masque de carnaval fonctionne comme une apparition-rétention du mort, au sens où il le fait venir parmi nous et en même temps arrête, empêche sa venue tout à fait. Or ce motif du retour des morts est récurrent dans l’œuvre vavarienne, et visible ici ne serait-ce que dans le titre « Cadavre grand m’a raconté » où l’on entend clairement la présence protectrice et inquiétante des aïeux morts (« les aïeux aux gros yeux », comme ils sont appelés page 263), l’espèce de tradition orale et populaire aussi à quoi le titre renvoie. On se croirait parfois chez Rabelais ou dans certains tableaux de Bosch, de Bruegel ou de James Ensor. La foule hétéronymique est précisément ce qui ouvre la voie à la folie, au carnavalesque, au grotesque, à la scatologie, au sacrilège, au permissif et finalement au sacré. Sans entrer dans des considérations sur les aspects pagano-chamaniques de l’œuvre et ses rapports avec une religion carnavalesque, disons simplement qu’y souffle le grand vent du renversement des catégories habituellement distinctes du bas et du haut, du populaire et du mystique, du profane et du sacré. La foule est folie, et le carnaval (mardi gras) est ce moment festif et magico-religieux où l’esprit venu du ventre (le vent) anime et fait fermenter la pâte du réel. Car le caractère volumineux des livres de Ch’Vavar n’a rien d’anecdotique ou de secondaire, pas plus que son hétéronymie. C’est encore une manière de signifier l’enflure du monde et de le faire éclater, pratiquement, de rire.
Laurent Albarracin
Ivar Ch’Vavar et Camarades
Cadavre grand m’a raconté :
anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France
Coédition Le Corridor bleu et Lurlure, 2015
522 p., 32 €
Poezibao publiera le vendredi 8 janvier des extrait de ce livre dans l’anthologie permanente.