(musique et littérature) Entretien croisé entre la compositrice Michèle Reverdy et le poète Christian Doumet

Par Florence Trocmé

Entretien croisé Michèle Reverdy et Christian Doumet pour Poezibao

1. Florence Trocmé (FT) : Récemment France Musique a rediffusé une série d’« Alla breve » qui marie des poèmes de vous, Christian Doumet, à des œuvres musicales brèves, cinq en tout, de Michèle Reverdy. Ce sont les Nouvelles du monde après, écrites en 1999.
Ma première question portera sur votre rencontre. De quand date-t-elle et autour de quoi s’est-elle faite ?
Michèle Reverdy (MR) : En 1995, j'ai été invitée à l'Université de Dijon par Daniel Durney -actuellement doyen du département de Sciences Humaines- en qualité de "compositeur en résidence" pour la durée d'une année scolaire.
Cela consistait à faire des Master-class d'analyse musicale, à faire travailler plusieurs de mes œuvres non seulement par les étudiants de l'université, mais aussi par ceux du conservatoire, à organiser des concerts lectures et concerts mis en espace de musique contemporaine avec étudiants et professeurs, tout cela dans le cadre de l'Atheneum, centre culturel de l'Université de Dijon.
Parallèlement à cette activité, l'Orchestre de Chalon-Bourgogne, dirigé par Philippe Cambreling, a créée en France mon opéra Le Précepteur d'après Jakob Lenz, et interprété plusieurs de mes œuvres d'orchestre.
L'université de Grenoble a eu vent du succès de cette entreprise et, prévoyant de m'inviter, a délégué auprès de moi l'un de ses professeurs de lettres, mélomane, et de surcroît - je l'ai constaté ultérieurement - excellent pianiste amateur : Christian Doumet.
Lorsqu'on m'a annoncé que j'aurais la visite de Christian, je me suis dit "quelle barbe ! un professeur d'université !" il va pontifier...
Il m'a avoué que de son côté il s'était dit " quelle barbe ! une femme compositeur !" sans doute une vieille fille ennuyeuse...
J'habitais alors dans le Marais et nous nous sommes entendus pour aller dîner ensemble "Chez Camille" au coin de la rue Elzévir.
Nous avons passé une excellente soirée.
Nous avons beaucoup ri et nous avons parlé de ce que nous aimons par dessus tout : la littérature et la musique.
Une grande amitié est née ce soir-là et depuis 20 ans nous continuons sur le même registre...


Christian Doumet (CD) : Nous avons été invités, Michèle et moi, à un dialogue autour de la musique. J’ai oublié le thème de cette rencontre, qui avait lieu à l’université de Grenoble. Mais je me souviens bien que nous étions, elle et moi, pleins de défiance l’un envers l’autre. Elle, à l’endroit de l’universitaire que je suis ; et moi, envers la représentante d’une musique dont j’étais peu familier. Nos préventions sont vite tombées pour deux raisons symétriques : d’un côté, l’intérêt que je porte à la musique et la curiosité qui m’anime depuis longtemps pour le travail de la composition ; mais surtout, la place que la littérature et la poésie tiennent dans la vie et dans l’activité de Michèle Reverdy. Ces deux convergences nous ont immédiatement réunis.

2. FT : Qu’est ce qui fut premier ici, du texte ou de la musique ou plutôt quelle fut la genèse de l’œuvre, sous ce double aspect du texte et de la musique ?
MR : J'ai composé Nouvelles du monde après en 1998 pour répondre à une commande de Radio France pour ses émissions "Alla breve".
Le cahier des charges imposait de composer une œuvre comprenant cinq petites pièces de deux minutes chacune, susceptibles d'être écoutées indépendamment les unes des autres - chacune devant être diffusée sur l'antenne de France-Musique chaque jour de la semaine - mais pouvant être également enchaînées d'un seul tenant pour une écoute globale à la fin de la même semaine (à présent cette écoute a lieu le Dimanche soir).
Cette proposition m’a intéressée car c’était une incitation à un travail sur la forme, préoccupation qui m’a toujours été très familière : je devais trouver une forme qui soit cohérente aussi bien dans ses différentes parties que dans son ensemble.
Par ailleurs, je voulais trouver des interactions et des inter-réactions entre les micro-formes et la forme globale de l’œuvre.
Comme je venais de composer une grande œuvre d'orchestre -Lac de lune- pour l'Orchestre National, j'ai eu envie d'écrire une œuvre plus intimiste.
J'ai opté pour une œuvre vocale accompagnée par un ensemble instrumental.
C'était enfin l'occasion pour moi de travailler en collaboration avec Christian Doumet dont j'admirais les poèmes, les nouvelles - Les Petits Préludes - et les essais - L'Ile joyeuse, Vanité du roi guitare -.
Dès mes premières lectures, je m'étais sentie très proche de l'esprit des écrits de Christian Doumet qui témoignent d'un sérieux toujours mâtiné d'un humour très subtil.
Je me suis sentie aussi très à l'aise avec son style : une recherche aiguë d'exactitude dans le vocabulaire, le mot choisi -souvent inattendu - et toujours à sa place, la phrase élégante sans ostentation, une écriture à la fois simple et complexe, poétique, qui sonne bien, bref, que j'avais envie de mettre en musique.


CD : On oublie la genèse des choses qui nous sont proches – les rencontres amicales, par exemple. De celle-ci, j’ai peu de souvenirs. Je sais seulement que Michèle, ayant lu des livres de moi, m’a proposé d’écrire un texte pour une œuvre qui lui avait été commandée et qui devait comporter des voix. Proposition…Invitation… De la façon dont ces choses-là se passent dépend leur réussite. Je me souviens seulement qu’il y eut, de la part de la compositrice, de la délicatesse et de la liberté. Pour moi, une manière de défi aussi, dans la mesure où je ne m’étais jamais trouvé face à une telle demande. Et la liberté est une redoutable force de paralysie.
J’ai donc, malgré tout, composé une espèce de fable métaphysique qui mobilisait des représentations de l’amour et de la guerre. C’était assez vague pour que l’imagination musicale puisse s’y donner libre cours ; assez suggestif aussi pour que quelques thématiques s’en dégagent. Ce que je savais de la manière dont procède Michèle Reverdy – ces réserves d’accords préalablement constituées dans lesquelles elle puise – allait dans le sens de cette dispersion thématique. En somme, j’ai senti le champ libre. Le plus troublant pour moi, près de vingt ans après, c’est que ces cinq poèmes se situent « dans un petit village de Syrie », qu’ils dressent un décor de massacre guerrier et qu’ils évoquent des masses de migrants. Je ne m’explique pas ces choix, si ce n’est par les origines moyen-orientales de Michèle, dont je savais en réalité très peu de choses.

3. FT : Dans l’émission de France Musique, vous parlez de construction en spirale. On le ressent en écoutant et en lisant le texte, tant dans l’écriture des poèmes que dans la musique. Concrètement, littérairement et musicalement, pouvez-vous expliquer comment on construit une spirale ?
MR : J'ai donc proposé à Christian Doumet de chercher une forme littéraire qui répondrait à mon projet musical.
Il m’a écrit un très beau poème « sur mesure », poème tournant, en spirale, avec des retours variés de thèmes similaires, des imbrications, une sorte de construction en quinconces.
Ensuite, nous avons ré-organisé ce texte ensemble, déplaçant certains paragraphes, en supprimant d’autres (les écrivains écrivent toujours trop long pour les compositeurs...).
L'alternance des strophes m’a donné l’idée de faire intervenir deux chanteurs : un homme et une femme.
Autour d’eux, une formation instrumentale équilibrée quant aux rapports de timbres et de registres : flûte, clarinette, piano, percussion et violoncelle.
L'étape suivante est la recherche des motifs, des matières sonores, des couleurs qui dans mon imagination correspondent à ce que je ressens en lisant le texte.
Lorsque j'écris des œuvres vocales je consacre un long temps au travail sur le texte que je dois mettre en musique, mais aussi j'essaie de lire tous les textes de l'écrivain qui m’accompagne : j'aime m'imprégner de son paysage littéraire.
Pour certaines œuvres je m'intéresse également aux sujets qui ont stimulé l’écrivain : par exemple les mythes pour mon opéra Médée, la peinture pour Vincent ou la Haute note jaune - Van Gogh - et pour Le Roi du bois -Claude Le Lorrain.
Je vais au musée revoir leurs œuvres : lorsque je composais En la Noche dichosa sur des poèmes de Saint-Jean de la Croix, j'ai eu le désir impérieux de revoir quelques toiles de Zurbaran (il y en a fort peu à Paris...)
J'adore ce travail d'exploration qui me permet de sortir de ma solitude de compositrice et de visiter d'autres mondes artistiques.
Lorsque Radio-France m'a fait la commande de cette œuvre -début 1997- je revenais d'un voyage en Irak.
Depuis l'enfance je rêvais de découvrir la Mésopotamie que je considérais comme le pays à l'origine de la civilisation occidentale.
A mon retour, j'ai parlé à Christian Doumet de mes éblouissements lors de ce voyage : des kilomètres parcourus dans cet immense désert de cailloux, l'étrangeté magique des Ziggourats, la majesté imposante des mosquées - l'immense mosquée du vendredi à Samarra-, les paysages de Kish, Our et Ourouk où paissent encore des troupeaux de moutons qui semblent venir du Vème millénaire avant notre ère, lieu de la naissance d'Abraham...
A Hatra, il y avait des visages sculptés dans la pierre d'un portique qui m'ont intriguée : ils étaient disposés de façon inégale et certains étaient à moitié brisés.
J'ai alors appris que les marchands qui faisaient escale dans cette ville caravanière datant du 1er siècle après Jésus Christ, faisaient don de ces sculptures lorsqu'ils avaient fait de bonnes affaires...
A Mossoul, comme à Bagdad, il y avait de très nombreuses traces des bombardements opérés par le père Bush...
J'ai été surprise lorsque j'ai lu le poème que Christian Doumet me proposait : il y était fait allusion non seulement à ce récit de voyage, mais aussi à un café parisien que je connais bien entre le "palais" et la "comédie"... et même à mes origines cachées - j'avais appris à l'âge de 20 ans que mon père biologique était un syrien originaire d'Alep, mais c'est seulement après la mort de ma mère en 1995 que j'ai pu évoquer auprès de mes amis ce secret de famille qui me pesait tant et qui m'avait contrainte au mensonge pendant 50 ans.
Revenons à la musique : le sens du texte m'a suggéré différentes matières sonores :
1- Jeux rythmiques, stridences, effondrements pour évoquer l'aridité, la sècheresse de la terre, des pierres, de la guerre.
2- Lignes mélodiques dessinant les colonnes de réfugiés, les kilomètres de galerie et l'écoulement du temps.
3- Lyrisme harmonique, enfin, pour exprimer l'amour, dernier espoir, si fragile...

CD :
La spirale n’a pas été voulue de mon côté. Mais ce qui me paraissait évident, c’est qu’il fallait un élan, du mouvement. Il m’a semblé qu’une impulsion était nécessaire. Elle devait d’abord naître du rythme de la langue : c’est un point auquel il fallait prêter une attention particulière. L’impulsion devait également jaillir du tissu narratif. Et de fait, même si ces cinq poèmes ne forment pas un récit à proprement parler, on peut aisément déduire de leur lecteur des événements, des épisodes, les divers aspects d’une action.
Mais l’impression d’un mouvement en spirale vient peut-être surtout de l’insistance de quelques motifs – un fleuve, une colonne de migrants, une ville moderne bombardée… – autour desquels s’enroulent les phrases. Comme si les mots s’assemblaient sur ces quelques points, comme par cristallisation.
Pour qu’il y ait une spirale, il faut un axe unique. Il importe donc que les motifs dont je viens de parler convergent eux-mêmes vers un centre vide mais attirant : ici, celui d’une guerre sans nom, sans âge, qui entre en collision avec l’invocation d’un amour. C’est ça le centre vide, je crois : cet hiatus et cette impensable rencontre qui constituent, au fond, toute la trame des épopées.
4. FT : Michèle Reverdy, vous avez je crois, un rapport fort à la littérature. Pouvez-vous nous en dire plus. Quels auteurs de prédilection ? Comment une œuvre littéraire, un poème, un roman, peuvent-ils nourrir une œuvre musicale ? Avez-vous travaillé avec de nombreux autres écrivains ? Plutôt des poètes ?
MR : "Mes auteurs" ont été, jusqu'à présent, et dans l'ordre chronologique :
Federico Garcia Lorca: Cante Jondo, 3 mélodies, voix, 7 musiciens, 1974
Lewis Carroll: Through the looking-glass, théâtre musical, voix 5 musiciens, 1980
Jean-Claude Buchard : La Nuit qui suivit notre dernier dîner, monodrame, voix 3 musiciens, 1984
Franz Kafka : Le Château, grand opéra, 1980-86
Serge Poliakoff (peintre) : Sept Enluminures, voix, 3 musiciens, 1987
Aloysius Bertrand : Trois Fantaisies de Gaspard de la nuit, chœur ou ensemble vocal 12 voix, 1987
Michel Siret-Gille, libre adaptation des lettres de Van Gogh à Théo : Vincent ou la Haute Note jaune, opéra, 3 solistes, deux chœurs, 9 musiciens, 1984-89
Jakob Michaël Lenz : Le Précepteur, opéra, 11 chanteurs, 20 musiciens, 1989-90
Pascal Quignard : Le Nom sur le bout de la langue, Conte musical, comédien(ne), orchestre de chambre, 1993
Jorge Luis Borges : Les Ruines circulaires, mélodrame, acteur, piano, 1995
Yasushi Inoué : Le Fusil de chasse, opéra, 4 chanteurs, 7 musiciens, 1998
Christian Doumet : Nouvelles du monde après, 2 chanteurs, 5 musiciens, 1998.
Christa Wolf (livret de Bernard Banoun et Kai Frisch) : Médée, grand opéra, 1999-2001
Saint Jean de la Croix : En la Noche dichosa, ensemble vocal 8 voix, 2002
Christian Doumet : Fable de la mort et du boxe(u)r, chœur d'enfants, clarinette, violon et xylophone, 2002
Tristan Corbière : Les Amours jaunes, 3 mélodies voix et harpe, 2005
Jose Tono Martinez : La Caja de Pandora, voix, 3 musiciens 2007
Du Bellay, Penna, Carroll, Treichel, Lorca : De l'ironie contre l'absurdité du monde...5 mélodies, piano chant, 2009
Pierre Michon : Le Roi du bois, "opera parlé", acteur, quatuor à cordes, 2011-12
Italo Calvino : Un Segno nello spazio, Tutto in un punto (extraits des Cosmicomiche), opera-buffa, 3 chanteurs, 7 musiciens 2012-13
Christian Doumet : La Donation du monde, voix et guitare, 2015
Honoré de Balzac : Traité des excitants modernes, 2 voix, piano, 2015
Jacques Prévert : Lettre des Iles Baladar, conte musical, un acteur, 11 instruments, enfants non musiciens, 2015
Le choix des textes dépend de différents facteurs : la plupart du temps, ce sont des textes qui m'ont touchée car ils avaient quelque résonnance dans ce que je vivais : le premier a été Franz Kafka dont j'avais à peu près tout lu pendant mon adolescence, suivi de près par Lewis Carroll et Federico Garcia Lorca...
Je suis tombée un jour dans une librairie sur un très joli livre illustré par des gouaches de Serge Poliakoff, accompagné de textes en russe et en français, qui parlaient de son rapport à l'art qu'il pratiquait : j'aimais sa peinture et je me suis sentie très proche de ce qu'il exprimait, c'est pourquoi j'ai mis en musique certains de ses textes.
J'ai lu des écrivains avec lesquels j'avais envie de partager une œuvre :
Pascal Quignard a écrit pour moi Le nom sur le bout de la langue.
Je connaissais et j'aimais les œuvres de Jorge Luis Borges, Yasushi Inoué, Christa Wolf, Pierre Michon, Saint Jean de la Croix, lorsque des amis, acteurs, metteurs en scène, écrivains m'ont proposé de les mettre en musique (sous différentes formes : mélodrame, opéra de chambre, grand opéra, théâtre musical, chœur de madrigalistes...)
C'est à l'occasion d'une commande pour la région d'Arles que j'ai pensé à mon grand ami peintre Michel Siret-Gille (1) qui depuis longtemps voulait écrire un livret d'opéra sur Van Gogh.
Quant à Jakob Lenz, c'est Hans-Werner Henze qui me l'a proposé pour la Münchener Biennale, et lorsque j'ai découvert son théâtre, le travail sur la temporalité m'a passionnée : ce fut un magnifique spectacle, avec de jeunes chanteurs prodigieux de la Hochschule de Munich qui faisaient leurs débuts sur la scène : Dietrich Henschel dans le rôle-titre, Markus Hollop dans le 2nd rôle et, dans un tout petit rôle le très jeune Jonas Kaufmann... Je ne suis pas peu fière de leur avoir donné le goût de l'opéra!
Quant à Italo Calvino, mon récent opéra bouffe - qui n'a pas encore trouvé preneur...- c'est ma très grande sympathie pour l'Oulipo et mes origines italiennes (du côté de ma mère) qui me font aimer son esprit et sa langue.
Enfin, lorsqu'il s'agit de choisir des textes pour composer des mélodies, ma tendance au tragique toujours tempérée par mon goût pour l'humour m'a amenée à frayer avec Aloysius Bertrand, Tristan Corbière, Joachim Du Bellay, Honoré de Balzac...


5. FT : Christian Doumet, j’aimerais connaître votre rapport à la musique. La musique nourrit-elle votre œuvre littéraire et si oui de quelle façon ? Avez-vous travaillé avec d’autres musiciens et que vous apporte une collaboration comme celle que vous avez eue avec Michèle Reverdy ?
CD : La musique m’accompagne depuis l’âge de cinq ans, moment où j’ai commencé, comme beaucoup de gens, à apprendre le piano. Simplement, je n’ai jamais arrêté depuis. La pratique de la musique m’est quotidiennement aussi présente que la lecture. Et assez tôt, le fait qu’elle échappe à tous les déterminismes de la signification a fait d’elle, à mes yeux, la plus haute idée concevable de la création. C’est pourquoi écrire avec les mots est pour moi une sorte de pis-aller.
Jamais aucun texte ne m’a donné le sentiment du jaillissement génétique que communiquent certaines œuvres musicales ; et notamment en vertu du pouvoir qu’elles détiennent de se chercher elles-mêmes, de nous faire assister à leur propre improvisation.
C’est en ce sens que la musique peut m’orienter dans l’écriture. J’aimerais retrouver par la langue ce don de l’imprévisible, de la chose qu’on n’attend pas et qui d’un coup s’impose comme la seule possible, la seule souhaitable même. La musique, c’est un milieu où la vérité n’est pas déductible ; où cependant chaque instant nous y conduit. Je n’ai pas travaillé avec d’autres musiciens qu’avec Michèle Reverdy ; mais « travailler avec », c’est beaucoup dire. Il a fallu ici ou là retoucher le texte, le raccourcir, le déplacer selon le souhait de la compositrice, sans avoir accès à la logique, à la raison de ces demandes. Et c’est ça qui me plaît : de faire entrer le langage dans des exigences qui appartiennent à un ordre différent des siennes. Mais pour que cette opération se produise, pour que ce modelage réciproque ait lieu, il faut beaucoup de confiance de part et d’autre.
6. FT : Michèle Reverdy j’ai été frappée en écoutant la quatrième émission de voir comment vous disiez bien la poésie (ce qui même pour un poète ne va pas de soi). Avez-vous un rapport particulier, une attention à la diction, à l’énonciation qui trouverait écho dans votre musique.
MR : Je pratique la technique du "gueuloir" à la Flaubert : je lis toujours la poésie à haute voix.
Lorsque je dois mettre un texte en musique, non seulement je le lis à haute voix plusieurs fois, mais aussi je minute ma lecture, je l'analyse à ma façon, décidant d'une forme à venir, je le lis pour tenter d'en faire jaillir toute la musicalité.
Au cours du travail de composition, je relis cent fois le même passage pour y mettre mon rythme - qui n'est pas forcément le rythme qui semble induit naturellement par le texte -.
Lorsque je relis un poème que j'ai déjà mis en musique, la musique est là, sous-jacente à ma lecture.
C'est cela que vous avez entendu lorsque j'ai lu les poèmes de Christian Doumet à l'antenne de France-Musique.
J'ajouterai que les poèmes que je connais le mieux sont ceux qui ont été mis en musique par Fauré, Ravel, Debussy et quelques autres.
Je suis très malheureuse de ne pas comprendre l'allemand car j'aime particulièrement les lieder de Schubert, Schumann, Brahms, Strauss, Wolff, Schoenberg, Webern.
Je crois que c'est la musique qui me fait aimer la poésie.
Je suis aussi amoureuse de théâtre.
J'ai même pratiqué le théâtre amateur lorsque j'étais étudiante à la "Maison pour tous" de la rue Mouffetard, mais je n'étais pas douée du tout.
Je me console en écrivant des opéras...


7. FT : Michèle Reverdy, quand il s’agit de littérature, pratiquez-vous autant le travail avec l’écrivain comme ce fut le cas avec Christian Doumet que le travail d’après une œuvre (je pense à votre opéra Médée d’après Christa Wolf par exemple ou à votre cycle autour de 12 poèmes de St Jean de la Croix) ? Et qu’est-ce que cela change ?
MR : Lorsque je travaille avec l'écrivain - ce qui ne s'est produit qu'à deux reprises : avec Christian Doumet et Pascal Quignard - nous décidons en amont de la "physionomie" du texte à venir. Puis, au fur et à mesure de la composition musicale j'ai la possibilité de demander à l'auteur de changer quelques phrases, de supprimer ou d'ajouter, de changer ou de déplacer un mot qui résiste à ma musique (!) Ce sont des discussions, des atermoiements, des affrontements et beaucoup d'amitié.
J'ai vécu la même chose avec les librettistes.
Je me rappelle nos rencontres au Caffe Greco de Rome avec l'écrivain Hans-Ulrich Treichel, librettiste du Précepteur. Tout en mangeant des panini et en buvant des cafés, nous discutions intensément sur la forme générale à donner à l'œuvre, sur le rythme des scènes, sur les évènements et les personnages à supprimer dans la pièce foisonnante de Jakob Lenz, et même sur le choix de la dernière réplique de l'opéra.
Avec Bernard Banoun et Kai Fritsch, librettistes de Médée, nous nous voyions très souvent en Bourgogne où nous habitions alors. Le livret, au fil de nos discussions a évolué et pris au moins trois formes différentes. Là aussi, je leur téléphonais souvent pour changer un mot, la disposition d'une phrase...

8. FT :
Seriez-vous d’accord l’un et l’autre pour dire qu’il y a dans cet ensemble des Nouvelles du monde après comme une dramaturgie ? Fondée sur l’opposition de l’un des thèmes, celui de l’amour, avec les thèmes de la guerre et de l’exil. Et que plus que de mélodies sur des poèmes, on a le sentiment d’assister à un mini-opéra en cinq séquences ?
MR : Je ne sais pas ce qu'en pense Christian Doumet, mais pour ma part, je sais que ma musique raconte toujours une histoire, une histoire sonore, même dans mes œuvres purement instrumentales.


CD : Dans Nouvelles du monde après, quelqu’un essaie de dire quelque chose et en est empêché. Des « nouvelles » voudraient s’annoncer ; mais elles sont contredites par les événements mêmes qu’elles annoncent et s’en trouvent déformées. Ce qu’elles ont à révéler, c’est précisément cet empêchement, cette difficulté à parler du monde quand on s’adresse à quelqu’un dans l’absence, et le désir de la présence. Appeler à soi un être aimé, c’est appeler avec lui tout ce qui rend difficile, voire impossible sa venue. Il y a là un grand thème tragique : celui du Winterreise de Schubert, par exemple. Peut-être que la fusion du texte dans le chant porte en elle-même cette tragédie ; comme de deux êtres qui fiévreusement se cherchent, se désirent et ne parviennent jamais à se rejoindre tout à fait à travers le chaos des différences que l’ordre social, politique ou historique, dresse entre eux. Les grands modèles seraient ici, parmi tant d’autres, Roméo et Juliette, Pelléas et Mélisande… Mais la petite forme crée à la fois une condensation et un mystère supplémentaires. Pelléas compressé en treize minutes, si vous voulez !

9. FT : Pensez-vous l’un et l’autre ou l’un ou l’autre qu’il y aurait aujourd’hui d’autres rapports à construire, à imaginer entre la littérature et la musique, moyen de sortir de l’option lied/mélodie et opéra. Pensez-vous que les mots sont des matériaux musicaux ? Si c’est le cas, pouvez-vous donner des exemples dans votre œuvre, Michèle Reverdy, ou bien chez d’autres compositeurs contemporains dont la démarche en ce sens vous intéresse ?
MR : Au cours des années 70, influencée par Berio, Ligeti, les surréalistes, j'ai fait quelques expériences de manipulation des textes en travaillant sur les onomatopées, les interjections, parallèlement à des recherches de timbres en détournant les instruments de musique de leurs fonctions habituelles.
On trouve la trace de ces expériences dans Through the looking glass, où le texte de Lewis Carroll est dit mais où le chant n'est fait que d’onomatopées, ou bien dans Trois pièces pour voix clarinette et percussions, œuvre dans laquelle la voix chantée ne s'appuie sur aucun texte cohérent, mais uniquement sur des phonèmes et des onomatopées.
Oui, les mots sont des matériaux musicaux, mais finalement je préfère leur donner un sens - plusieurs sens - car il y a de multiples entrées dans l'œuvre, qu'elle soit littéraire ou musicale.
Quant à de nouvelles formes, je vais bientôt participer à une création pour un théâtre d'ombres avec les protagonistes de Controluce. Ce projet me passionne et je vous en dirai plus dans quelques temps.


CD : Les formes, qu’on le veuille ou non, sont attachées à des époques. On peut composer une pavane aujourd’hui, sans doute, mais elle sera nécessairement empreinte de nostalgie, toujours un peu « pour une infante défunte ». Il en va ainsi de beaucoup de canons traditionnels : on ne peut les reprendre sans endosser avec eux le temps d’où ils nous viennent ; et c’est particulièrement vrai de la musique, où la rigueur des formes a toujours cherché à compenser l’absence des représentations et des significations. On peut jouer avec ce passé, le contempler, le détourner, le subvertir… Mais il n’est pas permis de l’oublier.
Cela dit, l’alliance du texte et de la musique reste fondamentalement une aventure, en raison même de tout ce qui les rend incompatibles. Les grandes réussites, dans ce domaine, tiennent justement à la parfaite conscience de leur hétérogénéité, à l’exploration, voire à l’exploitation de cette distance infranchissable. Il y a si peu de rapports entre la familiarité, l’évidence, le naturel de la langue parlée et une ligne de chant construite et écrite que l’alliance des deux ne peut être chaque fois qu’une nouveauté. Or la langue étant une invention continuelle ; si bien que l’alliance de la parole et du chant ne peut se contenter d’adopter des formes toutes faites, sauf à privilégier l’un des deux médiums, ou à tomber dans la niaiserie. Non seulement on peut donc imaginer des relations inédites, mais on y est contraint par cette emprise particulière de la langue sur le présent.

Fichier PDF de l'entretien croisé Michèle Reverdy et Christian Doumet

Sur France Musique, les 5 séquences d’Alle breve puis l’intégrale, avec portait de Michèle Reverdy.
1. Michel Siret-Gille est né le 10 Août 1943 en région parisienne. Il est peintre et, à l’occasion, poète. Sa rencontre avec Michèle Reverdy remonte à leur jeunesse.  En effet, au début des années soixante un intérêt commun pour le théâtre les réunit au Cours d’Art Dramatique de l’ancienne Maison pour Tous de la rue Mouffetard. Depuis, leur amitié et « l’Amour de l’Art » les trouveront souvent « navigant de concert » … Michel Siret-Gille est l’auteur de plusieurs poèmes pour Michèle Reverdy, et du livret de son opéra La Haute Note Jaune sur la vie et la mort de Vincent Van Gogh. Il a aussi exécuté une série de peintures intitulées Boites à Musique, dédicacée à son amie compositrice.