Cette fois-ci, c'est officiel :
l'institut est bel et bien dissous par décret (voir mon article du 31 décembre sur les rumeurs insistantes qui circulaient sur ce
point).
Son nom a disparu de la liste des
instituts nationaux sur le site Internet du Ministère de la Culture
(il y était encore visible à la fin de la semaine dernière). En
revanche, il est très difficile de trouver le moindre commentaire
sur la page Web de la salle de presse de la Casa Rosada ou sur celle
des informations du ministère de la Culture. Quant à l'édition
d'hier du bulletin officiel, où le décret a été publié, à ce
qu'en dit la presse, elle n'est pas en ligne sur le site dans le
portail gouvernemental (en janvier, on ne trouve encore que l'édition
datée d'aujourd'hui).
Página/12 se montre ce matin très
hostile à cette mesure, où le rédacteur montre sa parfaite
incompréhension de la conception scientifique de l'histoire agitée
par le Gouvernement pour justifier cette dissolution. Le décret
présente en effet comme illégitime le soutien de l'Etat à un
courant de recherche historique plutôt qu'à un autre, puisque cela
ne ressort pas de ses compétences. Une vérité incontestable en
Europe mais en Argentine, cela sonne encore pour beaucoup de monde
comme une ânerie ou une contre-vérité : l'histoire serait
alors le lieu d'une confrontation entre deux idéologies, l'une
dominante, au service des intérêts des plus riches, et l'autre de
résistance populaire à la classe dominante. Une conception qui, en
Europe, a exister jusqu'à la seconde partie du XIXème
siècle, jusqu'à la fin du Second Empire puis à la fondation de
l'Ecole des Annales, à l'orée de la IIIème République,
Ecole des Annales qui a fait reculer l'idéologie dans la recherche
historique en y intégrant une dose de pluridisciplinarité qui n'a
cessé depuis de prendre de l'ampleur. Página/12 prend pour
contre-modèle les autres instituts, notamment ceux consacrés à San
Martín et à Belgrano, qui représenteraient le courant hégémonique,
la lecture oligarchique de l'histoire. Ce qui était juste jusqu'à
il y a quelques années mais ne l'est plus depuis que ces deux
instituts, sous les présidences Kirchner d'ailleurs, ont
progressivement fait évoluer leur ligne en se détachant de leur
tradition militaire antérieure : ils tournent maintenant leur
action vers le soutien à une recherche de plus en plus rigoureuse et
se sont ouverts sur un pluralisme, certes encore relatif mais bien
réel, puisque des visions passablement incompatibles des deux
personnages concernés se côtoient dans leurs rangs. Or l'actuel
Gouvernement, dont de nombreux membres ou proches, ont fait des
études ou vécu à l'étranger (aux Etats-Unis, au Canada ou en
Europe), n'a pas caché que c'est bien cette évolution vers une
démarche plus scientifique qu'il entend encourager puisqu'il veut
développer les partenariats internationaux, ce qui exige que les
standards argentins s'harmonisent avec les nôtres. Et le choix qui a
été fait de Alberto Manguel comme directeur de la prestigieuse
Biblioteca Nacional est la preuve la plus éclatante qu'on se dirige
en effet dans cette voie-là (voir mon article du 19 décembre 2015).
Or en Argentine, aujourd'hui encore, un
grand nombre d'historiens travaillent sur ce qu'on appelle là-bas
les sources secondaires, c'est-à-dire les travaux d'historiens
antérieurs (1), ce qui en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, en
Australie, ne sauraient être considérés comme des sources sous
aucune condition. Seule une minorité des historiens argentins (qui
étudie l'histoire nationale ou continentale) (2) travaille
directement sur les archives et les documents historiques
contemporains des faits (3).
L'entrefilet de La Prensa est beaucoup
plus factuel et paisible que l'article de Página/12.
L'INRH Manuel Dorrego comptait une
demi-douzaine d'historiens composant un petit noyau académique qui
tenait les fonctions de l'unité de recherche (sans porter ce nom).
Ces personnes ont des postes ailleurs ou sont retraitées, elles vont
pouvoir se recaser. Pour elles, la vie continue. Le Ministère a
envoyé immédiatement un administrateur temporaire (interventor),
chargé de liquider l'institut. C'est lui, qui, hier matin, à 10h30,
a reçu, personnellement tous les salariés pour une réunion
d'information en bonne et due forme (mais cela n'a pas dû être très
commode pour eux de s'y rendre puisque ce sont les grandes vacances
d'été). Le décret prévoit le transfert de tous les moyens,
humains, financiers et patrimoniaux, au Ministère de la Culture. Le
personnel retourne donc, du jour au lendemain et après un long
week-end festif sans information, à son ministère de tutelle qui
s'efforcera, a-t-il promis, de reclasser chacun au mieux de son
profil et de ses compétences dans les différents établissements
placés sous son autorité (musées, centres culturels, autres
instituts nationaux). Sur le plan humain, la chose semble avoir été
conduite avec le minimum exigé de doigt, si l'on excepte bien sûr
la brutalité de l'annonce en plein été et le fait qu'aucun des
salariés concernés n'a eu le temps de se retourner (ce qui est très
dur à vivre). La page Facebook de l'Institut semble bien avoir été
prise en main par l'administrateur temporaire. Il n'y aurait donc pas
eu de tentative de résistance façon AFSCA, d'occupation des locaux
ni de destruction des archives ou de piratage des moyens de la
communication institutionnelle... Mais il est vrai que le 31
décembre, jour où l'information a filtré à travers la presse de
droite, était chômé pour les agents de l'Etat et que les bureaux
étaient très certainement vides, tout le monde préparant chez soi
la fête du soir même. Et il est donc plus que vraisemblable que
c'est pour cette raison que le gouvernement, échaudé par ce qu'il
s'est passé à l'AFSCA, à Radio Nacional et au CCK, a choisi cette
date et ce moment pour dissoudre l'institut, dont certains membres
sont des personnalités particulièrement sectaires, dont on pouvait
craindre des réactions aussi radicalisées qu'à l'AFSCA.
Il est probable que le site Internet et
la page Facebook disparaîtront au cours de la semaine. Je ne
tarderai donc pas à enlever le lien que j'avais mis dans la rubrique
Histoire de la partie inférieure de la Colonne de droite.
Pour en savoir plus :
lire l'article de Página/12
lire l'article de La Prensa
lire l'article de La Nación
lire l'article de El Cronista
lire l'article de iprofesional (lui
aussi très hostile à la mesure et persuadé qu'elle témoigne d'une
démarche dictatoriale de la part du Gouvernement)
lire le texte, lapidaire, du décret (caché dans
les interstices du site Web du Bulletin Officiel de la République
argentine)
(1) Bartolome Mitre (1821-1906) en
premier lieu mais aussi les historiens qui se sont succédés au
XXème siècle et au nombre desquels de nombreuses
personnes mettent Ricardo Rojas, qui est certes un grand intellectuel
mais bien davantage un romancier qu'un historien.
(2) Les spécialistes de l'antiquité
classique (il y en a) ne sont guère concernés par cette déformation
méthodologique.
(3) A cela s'ajoutent deux spécificités
qui distinguent la communauté scientifique de ses homologues
européennes.
Tout d'abord un certain nombre d'historiens argentins
ne maîtrisent pas assez une langue étrangère pour l'utiliser dans
le travail. Ce qui réduit nécessairement leur champ d'étude à ce
qui est disponible en espagnol et oblige les chercheurs à se
contenter de sources traduites, certaines de ces traductions étant
complètement dépassées comme celles qui furent publiées au XIXème
siècle. Ils travaillent donc à huis-clos, ce qui renforce encore plus les antagonismes idéologiques qu'ils peuvent avoir entre eux. Du fait de la réalité géo-stratégique du pays, les Argentins ne ressentent que très peu d'intérêt pour la maîtrise d'une autre langue car ils n'en ont pas besoin pour voyager
dans les pays voisins. Même au Brésil, ils peuvent même
se débrouiller très bien avec un sabir local baptisé "portuñol", et qui consiste en un croisement incertain entre espagnol et
portugais. Le portuñol se parle dans les deux sens du passage de la frontière. Inutile de prendre la peine d'apprendre le portugais.
Le second point est le niveau de la formation initiale des historiens dont la moyenne est beaucoup moins élevée qu'en Europe, tout simplement parce que faire de longues études supérieures sans gagner sa vie, alors qu'on se marie jeune et qu'on fonde très vite une famille, n'est à la portée que d'un tout
petit nombre de personnes appartenant à des familles plus qu'aisées.
Ainsi beaucoup d'enseignants et même des chercheurs commencent leur
carrière avec un niveau universitaire correspondant à un bac + 4
(licence). Ceux qui se lancent dans la recherche (en histoire) exercent souvent un autre métier qui les nourrit et ils se lancent dans une activité dont ils n'ont pas encore fait le véritable apprentissage, puisque la formation à la recherche passe nécessairement par la réalisation d'une thèse, un travail long et
rigoureux. Le doctorat, lorsqu'il arrive, advient
beaucoup plus tard, lorsque les enfants sont élevés et la maison
payée, entre 40 et 50 ans, à un âge où l'on a déjà plusieurs
publications derrière soi et donc des habitudes de travail bien
implantées et difficiles à corriger. C'est la raison pour laquelle on trouve là-bas des situations qui
nous étonnent beaucoup telle l'indifférenciation des carrières des
enseignants entre l'école secondaire et les universités (ce sont
tous des profesores qui vont indifféremment de l'un à l'autre) ou le grand nombre d'historiens (en histoire de
l'Argentine ou de l'Amérique latine) qui sont en fait des
journalistes de profession initiale, alors qu'en Europe, les deux
métiers sont étrangers l'un à l'autre pour ne pas dire, souvent,
tout simplement incompatibles.