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Au tribunalD'après AUTRES TEMPS (14 juin 1882)
Gros homme asthmatique, le juge de paix, siège devant une table napée de feutre vert empestant l'encaustique. Il parle à sa greffière en expectorant souvent puis appelle la plaignante, une normande, la cinquantaine couperosée, grande, sèche et veuve.
Elle avait réservé le prévenu, un pauvre hère de vingt-huit ans, à ses plaisirs peu innocents. En remerciement, elle lui avait donné quelques arpents de ses terres. Jugeant avoir été suffisamment doté, le prévenu venait d'épouser une jeune fermière...et de délaisser la veuve, qui, exaspérée, voulait récupérer son bien : le terrain ou le garçon.
Celui-ci est assisté et par sa femme, une chair à reproduction, bonne à primer dans une compétition et par son père, un fermier en biaude bleue marine, aux plis bien repassés.
Le juge ayant écouté la plainte avec une certaine perplexité, interroge maintenant le prévenu :
-" Pourquoi vous a-t-elle donné ce terrain ? Qu'avez-vous fait pour le mériter ? "
-" C' que j'ai fait, m'sieur l' juge de paix ?...V'là douze ans qu'a m' sert de trainée. A n' peut point dire qu' ça n' valait pas ça ! "
Le père du prévenu se dressa : -" Oui, c' terrain, ça valait ben ça ! Croyez-vous qu' j'y aurais donné mon éfant dès son âge de seize ans si j'avions point compté sur d' la reconnaissance ? "
À son tour, la jeune mariée, pointant du doigt la veuve, s'avança et dit avec véhémence :
-" Mais guettez-la, guettez-la, si elle peut dire qu' ça valait pas ça ! "
Le juge considéra la veuve, consulta sa greffière, et conclut que ça valait ça.
Il renvoya la plaignante sans bienveillance.
À l'énoncé de la sentence, la petite assistance a applaudi.