Pour un tableau, figurer en bonne place dans une bande dessinée s’apparente à une consécration ; des cimaises parfois intimidantes d’un musée, le voilà soudain popularisé, mis à la portée d’un large public et l'on ne peut que s'en féliciter. Déjà, en 1996, Michel Plessix avait réservé à L’Origine du monde de Courbet un malicieux clin d’œil en forme de paysage dans son album Le Vent dans les saules (tome I, « Le Bois sauvage », Delcourt, p. 24). Aujourd’hui, Fabien Lacaf va bien plus loin ; il fait de la célèbre toile le pivot de l’intrigue policière qui anime son dernier opus, Courbet (Glénat, collection « Les Grands peintres », 56 pages, 14,50 €).
Au cours de la première représentation de La Vie parisienne d’Offenbach (31 octobre 1866), un crime est commis dans une loge de l’Opéra. Il sera suivi de plusieurs autres. Toutes les victimes sont des femmes plus ou moins légères dont les cadavres nus obéissent à un même rituel : le tueur en série - manifestement un psychopathe puritain - reconstitue minutieusement la composition de L’Origine du monde, sexe offert, cuisses écartées, visage dissimulé. Une évidence s’impose, pour agir de la sorte, l’assassin a forcément vu le tableau, pourtant fort peu accessible. Deux policiers mènent l’enquête dans les milieux mondains et artistiques de l'époque, qui les conduira chez le collectionneur et diplomate Khalil-Bey, propriétaire de la toile, dans l’atelier du peintre, au Café anglais, dans les rues d’un Paris progressivement rénové par le baron Haussmann.
Bien sûr, dans cette fresque bien construite, les dix-neuviémistes relèveront quelques erreurs chronologiques : une réduction de la Petite danseuse de 14 ans de Degas (1881) ne pouvait figurer dans l’appartement de Khalil-Bey en 1866, la Femme nue couchée sur laquelle le peintre travaille dans son atelier de la rue Hautefeuille était achevée depuis quatre ans et accrochée en Saintonge, quant à la Femme à la vague (1868), elle n’était pas encore commencée. La conversation du peintre et de Baudelaire, à la brasserie Keller, au cours de laquelle le poète suggère à Courbet rien moins que d’intituler son tableau L’Origine du monde, se révèle matériellement impossible : l’auteur des Fleurs du Mal venait alors de rentrer de Belgique après deux attaques cérébrales et il se trouvait hospitalisé dans un état d’aphasie total (le fringant Baudelaire de la BD correspond d’ailleurs physiquement à celui de 1850, non à celui de 1866). Le photographe Nadar ne put davantage être présenté à Courbet cette année-là, les deux hommes se connaissaient déjà (et s’appréciaient fort peu). La courtisane Jeanne de Tourbey, alors maîtresse de Khalil-Bey, n’avait pas encore épousé, contrairement à ce qui est avancé dans le livre, un « roi du sucre » et l’écrivain Champfleury, brouillé avec le peintre depuis 1863, avait peu de chance de jouer le rôle que lui réserve le scénario. Enfin, le parti de l’auteur d’attribuer au modèle hypothétique de la toile qu'il suggère (la femme brune du Sommeil aujourd’hui conservé au Petit-Palais) le curieux pseudonyme de « Flanelle » ne repose sur aucun élément matériel.
Pour autant, ces détails ont-ils de l’importance ? Franchement, non. On n'insistera jamais assez sur ce point : l’histoire sur laquelle se fonde une bande dessinée, tout comme le script d’un film ou le canevas d’un roman, appartient au domaine de la fiction qui permet à l’auteur toutes les libertés. Elle n’oblige pas à la rigueur que l’on est en droit d’attendre d’un essai. Le lecteur retiendra donc plutôt l’évocation fidèle du Paris de l’époque, le choix judicieux des atmosphères, l’attachant graphisme du dessinateur, son interprétation de quelques tableaux de Courbet (notamment le portrait de Jo, la belle Irlandaise), la qualité de l’intrigue, ainsi que la notice pédagogique consacrée au peintre qui occupe les dernières pages du livre.