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Lorsque j’avais douze ans et que la question de ma sexualité a commencé à se poser dans un monde provincial des années 60 où je ne pouvais obtenir de réponse nulle part, j'ai été trouver un voisin que mes parents m'avaient ordonné d'éviter à tout prix car une rumeur d'homosexualité courait à son sujet.
Un de mes copains s'était déjà donné la mort à quatorze ans parce qu'il ne supportait plus d'être tabassé et traité de tapette au lycée, et quelque chose me disait que je devrais essayer me me battre un peu avant de suivre le même chemin.
Le premier contact a été un peu difficile. L'homme avait de bonnes raisons d'être craintif, et notre dialogue mit un certain temps à se nouer. Mais sans doute m'a-t-il sauvé la vie. Les rumeurs étaient fondées : il était bien homosexuel. Il avait été arrêté à seize ans à Phalsbourg en 1942 pour actes homosexuels dans un parc, -ce que je faisais tous les jours avec mes copains-, et après avoir langui plus d'un an dans une prison à Saverne, -jusqu'à ses dix huit ans-, déporté au camp de Flossenbourg par l'autorité nazie. Mécanicien de formation, il eut la chance de travailler aux trains d'atterrissage chez Messerschmitt, où la vie était moins pénible qu'aux carrières où travaillaient les autres détenus.
Il me raconta l'horreur. Dans tout ce qu'il subissait, le triangle rose qu'il portait ajoutait aux sévices des nazis le mépris et même la hargne des autres prisonniers. « Je ne raconterai jamais tout à personne, m'avait-il dit, même pas à toi. Je ne te dirai qu'une chose : tu dois vivre pour que de telles horreurs ne se reproduisent pas ». Il mourut quelques années plus tard du typhus contracté là-bas , mais il m'avait appris, à une époque où de tels propos étaient impensables, qu'il fallait relever la tête et démontrer au monde que l'homosexualité n'était qu'une fantaisie de la nature, ou en tout cas tout ce qu'on voulait sauf une maladie ou une tare.
Les Juifs et les prisonniers militaires qui rentraient des camps bénéficiaient d'un accueil et d'un suivi social, mais pas les homosexuels. Pire que cela : les Américains qui libéraient les camps triaient les prisonniers et remettaient les homosexuels à la police allemande, qui les renvoyait en prison au titre de l'article 175 du code pénal hérité de Bismark.
Profitant de la cohue, il réussit à se faire passer pour Juif pour monter dans le train du retour, mais n'osa pas perpétuer son imposture en arrivant à Paris. Comme des centaines, peut-êtres des milliers de triangles roses qui échappèrent aux nazis, il reprit une vie obscure et secrète sans profiter d'aucun accueil social. Il ne retourna jamais dans sa ville natale, et s'installa à Nancy, c'est là que je fis sa connaissance. A cette époque, les homosexuels s'en sortaient mieux en vivant cachés.
La suite, mes lecteurs la connaissent. Encore trois suicides dans mon entourage au lycée, le dernier pendant mon service militaire, puis mon débarquement à Paris en 68 ou une rage de militer et de venger tous ces morts m'a activé dans plein d’associations, poussé à écrire des livres, à participer à des journaux à cette époque où il existait une presse gay. etc.
C'est dire que je suis de très près l'évolution de l'homophobie dans notre société, et les progrès de l'humanisme ou de la barbarie dans certains pays. Je note avec tristesse que les « religions d'amour et de paix » prêchent l'homophobie et le rejet des homosexuels partout où elles prétendent se mêler de pouvoir et à travers toutes les influences qu'elles peuvent exercer.
Je note que l'influence de l'occident, souvent regardé à tort comme un progrès humaniste, porte vers l'homophobie d'état de nombreux pays qui avaient très bien vécu jusque là avec leurs homosexuels. Ainsi notamment l'influence richement subventionnée des églises baptistes américaines qui ont converti à l'homophobie un certain nombre de pays africains.
Ce à quoi nous assistons dans certains pays musulmans et en particulier dans ceux aux mains de Daesh n'est rien d'autre qu'un retour à l'eugénisme, à une immense purge de la société que ces déments veulent bâtir à leur image. Si Hitler avait pu se douter que son programme antisémite et homophobe serait mis en œuvre par des Arabes….
Dans certains pays, les homosexuels n'ont tellement plus leur place qu'on les extermine systématiquement. En Irak et en Syrie, une chasse systématique est organisée. Dès qu'on arrête un homosexuel, on perquisitionne son domicile, ses carnets, son téléphone et son ordinateur s'il en possède un, et on arrête systématiquement tout son entourage LGBT.
L'éradication des LGBT se répand en tache d'huile exactement comme les Nazis poursuivaient les Juifs en suivant la trace de leurs liens familiaux et relationnels. Des dizaines, sans doute des centaines d'entre eux sont décapités, lapidés par des foules en liesse, ce sont les jeux du cirque du Moyen-Orient, ou bien, c'est la dernière mode, jetés dans le vide du haut d'un immeuble.
Le dernier en date avait quinze ans. Il n'était sans doute pas homosexuel. Il était seulement le jouet sexuel d'un commandant de Daesh qui a, lui, seulement été envoyé au front. Mais le jeune garçon avait le rôle passif, avait failli à « l'image de l'homme ». Il l'a payé de sa vie.
Je suis très intrigué par le basculement rapide et semble-t- aussi facile qu'imprévisible de nombreux jeunes vers l'intégrisme. Ce qu'on appelle « la radicalisation ». C'est un petit peu comme si tous ces gens, la plupart du temps sans histoire, se faisaient mordre par un vampire et devenaient soudain à leur tour des zombies.
Quand on interroge à la télévision un brave homme qui a vu son voisin de palier devenir terroriste en quelques semaines, on croit revivre certaines scènes de la nuit des morts-vivants. « C'était quelqu'un de très bien, et plouf ». Transformé en monstre…
Il est temps de reprendre en mains les programmes d'éducation. C'est bien de recevoir de l'école un paquetage scientifique, le progrès est à ce prix, mais « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme ».
Je suis très inquiet de voir « les humanités » allégées au profit de cette formation scientifique. Les premières sont les nécessaires fondations des secondes, et sans bases solides, notre monde s'écroulera ou sombrera dans la démence.