Laurent Albarracin a proposé cette note de lecture à propos d’un aspect méconnu de l’œuvre de Raymond Carver, sa poésie. Il complète aujourd’hui cette note avec deux extraits du livre, choisis et préparés pour Poezibao.
La télé de Jean
Ma vie s’écoule sans heurt
ces temps-ci. Mais qui pourrait-dire
que jamais plus elle ne tanguera ?
Ce matin je me suis rappelé
une petite amie que j’ai eue juste après que
mon mariage a été rompu.
Une gentille fille nommée Jean.
Au début, elle n’avait pas idée
de l’ampleur du désastre. Cela prit
un moment. Mais elle m’aimait
tout plein malgré tout, disait-elle.
Et je sais que c’est vrai.
Elle m’hébergeait chez elle
où je menais
les petites affaires de mon existence
en me servant de son téléphone. Elle achetait
mon alcool, mais me disait
que je n’étais pas un ivrogne
comme les autres pochetrons le prétendaient.
Elle faisait des chèques pour moi
et les laissait sur son oreiller
quand elle partait au travail.
M’offrit une veste Pendleton
pour Noël, une veste que je mets encore.
Pour ma part, je lui appris à boire.
Et à s’endormir
tout habillée.
À se réveiller
en sanglots au milieu de la nuit.
Quand je partis, elle régla deux mois de loyer
pour moi. Et me donna
sa télé noir et blanc.
On se parla une fois au téléphone,
des mois plus tard. Elle était soûle.
Et, bien sûr, je l’étais aussi.
La dernière chose qu’elle me dit fut,
Est-ce que je reverrai ma télé un jour ?
Je fis des yeux le tour de la pièce
comme si la télé pouvait soudain
apparaître à sa place
sur la chaise de la cuisine. Ou encore
sortir d’un placard
pour se dénoncer. Mais cette télé
avait disparu dans ma débâcle
depuis des semaines. La télé que Jean m’avait donnée.
Je ne lui dis pas ça.
Je mentis, évidemment. Bientôt, dis-je,
très bientôt.
Et raccrochai le téléphone
après, ou avant, elle.
Mais ces paroles ensommeillées
une fois dites me firent sentir
que j’étais arrivé au bout d’une histoire.
Et qu’à présent, cet ultime mensonge
derrière moi,
je serais tranquille.
Ce qu’a dit le docteur
Il a dit ça ne se présente pas bien
il a dit ça se présente mal en fait vraiment mal
il a dit j’en ai compté trente-deux sur un poumon avant
d’arrêter de les compter
j’ai dit je suis content je n’aurais pas eu envie de savoir
qu’il y en a encore plus que ça
il a dit est-ce que vous êtes religieux est-ce que vous vous agenouillez
dans les forêts pour vous laisser aller à demander de l’aide
quand vous arrivez près d’une chute d’eau
la brume soufflant sur votre visage et vos bras
vous arrêtez-vous pour demander de comprendre à ces moments-là
j’ai dit pas encore mais j’ai l’intention de commencer aujourd’hui
il a dit je suis vraiment désolé il a dit
il a dit je voudrais avoir un autre genre de nouvelles à vous apprendre
j’ai dit Amen et il a dit encore quelques mots
que je n’ai pas saisis et ne sachant quoi faire d’autre
et n’ayant pas envie qu’il ait à les répéter
ni moi à les digérer entièrement
je l’ai seulement regardé
pendant une minute et il a soutenu mon regard c’est alors que
levé d’un bond j’ai serré la main de cet homme qui venait de me donner
ce que nul autre sur Terre ne m’avait jamais donné
peut-être même que je l’ai remercié l’habitude étant si forte.
Raymond Carver, Poésie, Œuvres complètes 9, éditions de l’Olivier, 2015, pp. 178-179 et 404.
note de lecture de ce livre
contribution de Laurent Albarracin