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(Note de lecture) Agnès Rouzier, "Non, rien", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

Non-rien-d-agnes-rouzierTout, ou presque, dans l’œuvre et la vie d’Agnès Rouzier, est mystère. D’elle, on ne sait presque rien. Elle est morte en 1981, à l’âge de 45 ans, laissant une œuvre mince, mais fulgurante. Et le peu qu’on connaisse de sa biographie (qui tient en quelques dates brèves) laisse penser son insouci du devenir de ses écrits, destinés à disparaître avec elle. Elle fut un élément météorite du groupe Change. Les éditions Seghers avaient réédité, en 1985, dans la collection Change, l’œuvre à peu près complète (une supposition) d’Agnès Rouzier sous le titre Le fait même d’écrire, ouvrage posthume aujourd’hui introuvable. Stéphane Korvin, lecteur perspicace et clairvoyant, a entrepris de rééditer l’œuvre en plusieurs livres, a créé une collection dans ce but avoué, non sans avoir mené avant tout une véritable enquête littéraire, sur le terrain (nous pouvons vivement convier le lecteur à la lecture de son entretien avec Florence Trocmé sur Poezibao) ; il est prévu deux autres ouvrages après Non, rien. L’histoire même de ce livre est un mystère, puisque le manuscrit fut perdu, retrouvé dans la rue avec des lettres élogieuses de Gilles Deleuze et de Maurice Blanchot. Pour cette réédition, l’éditeur a opté pour la sobriété de l’effacement, répondant à distance, mais à demi, au souhait d’Agnès Rouzier, laquelle souhaitait son livre imprimé avec une couverture blanche, sans nom d’auteur, sans titre, sans rien, répondant « non, rien » à son mari qui l’enjoignait alors de choisir toutefois un titre pour l’édition, en 1974, chez Seghers. Ainsi la couverture, d’un blanc abyssal, ne laisse lire que le titre de l’ouvrage, sans nom d’auteur, un titre en bord de page, prêt à basculer dans le vide ; proposition de tout balayer : tout aura été écrit, il ne peut rien rester ; c’est l’œuvre pure, celle qui efface l’auteur par sa force suprême et totale même ; à quoi bon alors un nom d’auteur, qui altèrerait la pureté de l’écrit ? : « il est temps de devenir tout autre ou de disparaître ». La tentation de disparaître est un leitmotiv de ses écrits. Le paradoxe émouvant de l’écriture d’Agnès Rouzier relève de l’oxymore, écriture d’une froide incandescence, d’un affect puissamment neutre, faite d’absence présente, de « volupté de la parole » en espace restreint, mais mouvant (ce qui est fascinant), volupté ascétique, où la page est quasi « cellule », mais parole où est remis à « plus tard, je », hors espace, hors champ, remis à plus tard, assavoir à jamais, volupté sèche en phrases courtes. Fragments de journaux, bribes, notes, poèmes, qu’importe, « de toute façon à la fin on s’enferme. S’enferre. Et s’émerveille » ; plaisir à la torture d’écrire. Agnès Rouzier, dialogue avec un interlocuteur de grande fictivité, peut-être Maurice Blanchot, voire Franz Kafka, ou Stéphane Mallarmé ou quelques autres qui forment un mur de silence en réponse aux interrogations de l’auteur, dont elle avale pourtant des phrases qu’elle ingère dans son corps d’écriture (c’est une innutritive consciente de ses nourritures, on remarquera de nombreuses citations sans guillemets de référence). Écrivain à l’extrême lucidité (jusque la folie presque), Agnès Rouzier le sait, tout est voué au silence (n’est que vanité), mais « le silence est un mot qui n’est pas un mot », alors, corps et âme, flirter avec les abîmes pour se donner corps à soi, intériorisé et, un corps d’écriture sexuelle (« vous écrivez sexuellement », lui écrivit Gilles Deleuze) pour y prendre un plaisir mental infini ; Agnès Rouzier opère des mouvements de va-et-vient de pénétration du silence et du vide, ainsi va son écriture, en mouvement de vie, mouvement de mort, Éros et Thanatos unis au-delà du perceptible humain ; on pense à la première phrase de L’Érotisme de Bataille : « De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort ». « Non, rien » est un geste de parole qui efface totalement, qui dissout l’écrivant dans un grand corps d’absence, « tout se passe comme si je n’avais rien écrit », dit-elle dans son Journal1. Ainsi « je » est promis à la désintégration blanche. Je est Texte hors texte. « Je voudrais que le texte émeuve en deçà même de la compréhension et pour cela il faut qu’il atteigne à l’incantation, au chant, non comme un artifice de langage, mais comme sa vérité fondamentale. » Le chant est chez Agnès Rouzier remontée des profondeurs muettes, des origines sombres, avec désir de retourner d’où tout ça prend forme. Merveilles de beauté défaite, inexplicablement, que les textes d’Agnès Rouzier ; on ne sort pas de leur lecture en lecteur indemne.
Jean-Pascal Dubost
1 « Journal I (inédit) », in Le fait même d’écrire, coll. Change, éd. Seghers, 1985
Agnès Rouzier, Non, rien, Éditions Brûle-Pourpoint, 144 p., 15€


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