Poezibao a posé à plusieurs de ses correspondants la question suivante :
L’art est-il, pour vous personnellement, dans votre vie quotidienne, un recours en ces temps de violence et de trouble(s) et si oui en quoi, très concrètement, littérature, musique, arts plastiques ?
Réponse d’Isabelle Baladine Howald
A cheval
Je ne crois pas un mot d’un certain discours sur la Culture, la Culture n’a jamais rien empêché, comme on le sait depuis la belle musique écoutée par les nazis dans les camps, elle nous aide nous, individu par individu, rien de plus. On peut me dire : « c’est mieux que rien » ou « c’est déjà pas mal », oui c’est même énorme.
Tout allait revenir, pour moi aussi, je le savais, parler avec les autres, essayer de comprendre quelque chose, rire, vivre libre si possible et se battre pour cela. Je n’ai trouvé cette fois aucune aide comparable à celle qui m’avait été d’un si grand secours à la mort de mon frère, à savoir lire Peter Handke, Hier en chemin, carnets, novembre 1987-juillet 1990, chez Verdier, lorsque recommencer à lire avait été recommencer à vivre, à supporter la beauté toujours présente de la vie. Mais le hasard a fait que j’aie pu voir, quelques jours après le 13 novembre, une petite partie du « magasin » de la BNU à Strasbourg, c’est-à-dire la réserve de livres rares de la Bibliothèque Universitaire. Il y a sept étages de livres anciens, non ouverts au public. Silencieux. D’une beauté bouleversante. A protéger à tout prix. Je pensai alors à Palmyre, constamment. Palmyre perdue, Palmyre que sa beauté n’a pas protégée. Non rien ne m’a aidée, sauf ce moment-là, cette brève visite, dans le silence, la fraicheur d’une température constamment la même, émerveillée et consciente de ma chance, de notre chance. Non pas un livre précis, mais tous les livres, lus ou non plus.
Non pas un livre particulier mais la simple possibilité du livre, du choix du livre, de ma bibliothèque personnelle ou de l’universelle. Appel à tout ce que j’avais lu plutôt qu’à ce que j’allais lire. Peut-être cela, ce fonds en moi, m’aidait sans que je le sache clairement.
Les magasins ont rouvert peu à peu, nous rouvrons de même nos carnets, nos ordinateurs. Plus rien n’est pareil, il faut que j’attende un peu pour savoir quoi au juste, pour moi et pour nous tous. Tous les jours quelque chose se déplace, par rapport à cet événement. Quelque chose auquel je ne crois plus (la Culture), quelque chose à protéger (l’Art), peut-être. Il y a quelques jours, j’ai repensé à ce passage de Beckett que je recopie ici : (...) il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle s’ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. » C’est dans l’Innommable, comme par hasard, et ça n’a pas pris une ride.
Dans ma sacoche, un calepin comme celui de Calamity Jane et les Entretiens d’Alain Veinstein avec André du Bouchet. Si j’ai pris cela, c’est que ça va m’aider. Je suis remontée sur mon cheval, comme je dis. Je vais continuer. Pour le sens, il faut continuer.
Isabelle Baladine Howald
Décembre 2015