"En montant, en montant vers les hauteurs, enfonce-toi dans l'abîme". Anselm Kiefer
"En montant, en montant vers les hauteurs, enfonce-toi dans l'abîme".
Alors que l'exposition d'Anselm Kiefer au Centre Pompidou de Paris déploie dans un vaste espace la première rétrospective française de l'artiste allemand, son installation cyclopéenne jaillit depuis les sous-sols du Centre Pompidou : "En montant, en montant vers les hauteurs, enfonce-toi dans l'abîme". Cette œuvre monumentale, réalisées entre 1993 et 2007 à Barjac dans le Gard son lieu de vie et de travail, signe comme un point d'orgue l'itinéraire de l'artiste. Six containers empilés sur trois niveaux et évidés en leur centre ménagent un puits par lequel des bandes de plomb se déversent du sommet. Droites ou en hélices, elles terminent leur chute dans un ample bac d’eau.
A la première approche, lorsque, descendant dans l'antre du Centre Pompidou, il se retrouve au pied de cette maison-tour en tôles ondulées, le visiteur peut s'interroger sur le sens de lecture de cette installation fermée. Faut-il l'envisager par le bas comme un geste lancé vers le ciel puisqu'une ouverture en permet l'accès ou par le haut, après avoir gravi par l'escalier métallique tous les niveaux de la tour, en découvrant alors une perspective vertigineuse ? Très rapidement ce visiteur perçoit que l'ensemble de cette singulière scénographie nous convie à l'appréhension d'un maelström. Anselm Kiefer, né en 1945, appartient à une génération qui a connu le cinéma à une époque où celui-ci existait par le miracle de la pellicule. Pour ceux-là le montage des film, avant l'avènement de la vidéo puis du numérique, résultait d'une fastidieuse et longue opération où les coupes physiques de ce support générait un puzzle d'images à réorganiser avec patience. Tous les monteurs de films ont utilisé, jour après jour, le "chutier" dans lequel les fragments découpés, suspendus à une potence, s'amoncelaient dans un chaos apparemment indéchiffrable.
Mémoire de plomb
"En montant, en montant vers les hauteurs, enfonce-toi dans l'abîme" (détail)
Anselm Kiefer compose ici à sa façon un chutier géant dévoyé de sa véritable nature.
"J’ai collé, explique-t-il, toutes les photos que j’ai faites depuis que je fais des photos sur des rubans de plomb. Comme des films, mais c’est paradoxal parce que la raison d’être d’un film c’est d’être transparent, de laisser passer la lumière pour être projeté. Collées sur le plomb, ces images ne sont plus visionnables, visibles. C’est l’exposition de ma vie parce que ce sont des photos que j’ai prises tout au long de ma vie, des milliers de photos."
Certes l'apparence du déroulement cinématographique se conforte avec ces pellicules contre nature mais, à la différence de la fragile celluloïd, ce support de métal non seulement interdit la transparence et donc la projection mais encore ajoute-t-il à cette imagerie une gravité physique qui tire vers les abysses cette mémoire de plomb. Pour Kieffer "Ce n’est pas une projection, c’est une introspection ."
"En montant, en montant vers les hauteurs, enfonce-toi dans l'abîme". Vue extérieur
Éprouvée du sommet de l'installation, la chute vertigineuse de ce film impossible laisse une sensation oppressante, un sentiment d'impuissance devant l'incapacité de résister à cette attirance vers un gouffre inconnu, force irrépressible à laquelle la vie de l'artiste ne peut que céder. Car sur ces bandes de plomb les tirages de photographies contrecollés issus de la banque d’images de Kiefer représentent plus de cent mille unités dont nous ne pourrons découvrir qu'un petit nombre parmi toutes celles déjà englouties.
Dans cette ambiance rendue quelque peu mortifère par la semi-obscurité du lieu, la vie entière de l'artiste semble comme aspirée dans un puits sans fond. L'exposition rétrospective, elle, suggère notamment la démarche de l'artiste comme un travail de deuil. Une salle, d'ailleurs, sous le titre de "Deuil et histoire", évoque des cultures perdues, culture yiddish et Loi orale du Talmud.
Avec ce "En montant, en montant vers les hauteurs, enfonce-toi dans l'abîme", extrait du Faust de Goethe, Anselm Kiefer ne se satisfait pas du seul déroulé iconographique de sa vie, il provoque avec l'utilisation de ce support en métal lourd et toxique pour les humains une chute inexorable de sa propre mémoire vers l'abîme.
Photos: source "Les oiseaux dans le bocal"
Steigend, steigend, sinke nieder
En montant, en montant vers les hauteurs,
enfonce-toi dans l’abime 2012-2015
Anselm Kiefer
Tôle galvanisée, métal, plomb, photographies
noir et blanc et eau
7,80 × 15,60 × 4,90 m
Du 16 décembre 2015 au 29 février 2016
Centre Pompidou Paris