Une danse du feu de Dieu

Publié le 11 juin 2008 par Doespirito @Doespirito

« Je ne savais pas, moi » Là où le simple bon sens devrait leur éviter des âneries monumentales, certains idiots vous exaspèrent avec leur naïveté désarmante qui aggrave leur gaucherie cataclysmique. L''envie de les baffer vous démange, mais les bras vous en tombent. Le thème étant intemporel, puisons un exemple sorti de la nuit des temps : le Bal des Ardents, sous le règne de Charles VI. Quand l'incurie s'ajoute à la bêtise pour transformer une blague plus ou moins fine en catastrophe ahurissante, une phrase vous vient sur les lèvres : « C'est trop con». Ça tombe bien, c'est le titre de la rubrique.

Nous sommes à Paris, en l'an de grâce 1393, ce qui ne nous rajeunit pas. Charles VI a 25 ans. Sacré roi de France à 11 ans, marié à 16 ans avec Isabeau de Bavière (ci-contre, le jeune couple, dessiné à l'époque par Jean Fouquet), qui n'en a que 14, il doit supporter jusqu'à sa majorité la tutelle pesante de ses deux oncles, Jean sans Peur et Philippe de Bourgogne, dit le Hardi. Lesquels multiplient les coups fourrés pour le virer de son trône. Quand il a ses 20 ans, il réussit enfin à se débarrasser sans trop de casse des deux tontons flingueurs. Mais le 5 août 1392, alors qu'il marche avec son armée dans la forêt du Mans, il est pris d'une crise de folie furieuse, se croit environné d'ennemis imaginaires, brandit son épée et tue quatre personnes de sa suite avant d'être finalement maîtrisé. Ce maniaco-dépressif va désormais alterner règne actif et phases d'absence et de prostration pendant les 42 longues années à la tête de l'Etat.

Le mardi 28 janvier 1393, précisément, est un grand jour pour Catherine l'Allemande. Cette jeune veuve, demoiselle d'honneur de la reine Isabeau de Bavière se remarie avec un chevalier de Vermandois. Catherine convole pour la troisième fois. Comme pour les deux fois précédentes, c'est la reine qui lui a déniché un époux à sa convenance (celle de la Reine, pas la sienne, évidemment). La journée se passe donc en fêtes et agapes de toutes sortes. Le soir, on donne un grand bal à l'hôtel Saint-Pol (sur les bords de la Seine, à l'emplacement de l'actuel Quai des Célestins), avec l'habituelle surprise du chef. A cette époque, en effet, qui dit remariage ou mariage mal assorti, dit charivari. La plupart du temps, cela se traduit par l'irruption dans la fête d'une troupe de musiciens (et quelques ivrognes ramassés au passage) tapant sur toutes sortes d'objets détournés de leur usage :  gamelles, poêles, louches, marmites. Cette parodie est destinée à faire contrepoint aux harmonies religieuses. Le clergé ne s'y trompe pas, qui juge sacrilège de telles pratiques. La tradition s'est perpétuée : j'ai assisté plusieurs fois à des mariages ponctués de guignolades de ce type, alliant le mauvais goût au consternant.

Pendant que débutent les danses, une poignée de lascars se prépare en douce à donner à ce charivari une note plus exotique. Lassés par la routine des fiestas du Moyen-âge, le roi Charles VI et son acolyte Hugues de Guisay ont l'idée de génie de se déguiser en sauvages. Quatre autres joyeux drilles sont également de la partie : Milon, comte de Joigny, Yvain de Galles, dit le bâtard de Foix, Ogier de Nantouillet et Charles-Aymard de Poitiers. La fine équipe enfile des cottes de lin, les enduit de poix, éventre quelques oreillers pour y coller des plumes et ajoute par dessus de l'étoupe pour simuler de longs poils. Suprême raffinement : pour renforcer l'idée de sauvages capturés, cinq des six petits malins sont attachés les uns aux autres avec des chaînes et sont menés par le roi lui aussi déguisé. On va bien se marrer, les mecs. Mais comme tout ça est un petit peu dangereux (la poix s'enflamme comme rien), le roi fait dire aux valets de mettre de côté les torches des murs et de ne pas les suivre de trop près avec les flambeaux.

Sans se douter de ce qui se trame, gentes dames, damoiseaux, demoiselles, chevaliers et écuyers continuent de lever la jambe en cadence au son des flûtes, des trompettes et des tambourins. A l'heure dite, quelques valets mis dans la confidence éteignent les bougies et les torches de la salle de bal. Notre troupe d'énergumènes bondit alors sur la piste, hurlant et se déhanchant de façon suggestive au rythme d'une sarrasine endiablée.

Tout heureux de sa bonne farce, le roi passe sans rien dire devant la reine et la duchesse de Berry, sa tante, qui le cramponne pour essayer de découvrir son identité. Tout ce beau monde s'esclaffe à qui mieux mieux. A ce moment déboule Louis, frère du Roi, duc d'Orléans, arrivé tardivement pour cause de séjour prolongé dans les tavernes des alentours. Je vous parlais au début du faux naïf avec deux mains gauches qui a le don pour tout gâcher : le voilà, c'est lui. A 21 ans, ce fêtard invétéré est connu dans tout Paris pour les frasques, ses dépenses somptuaires et ses conquêtes féminines. On dit de lui qu'il «hennissait comme un étalon après presque toutes les belles femmes ».

Fidèle à sa réputation, le duc d'Orléans entre bruyamment avec quatre chevaliers dans le même état que lui, et des valets non avertis de la consigne de sécurité, portant plusieurs torches. Il saisit celle d'un de ses valets et l'approche du visage d'un des sauvages pour savoir qui se cache derrière ces déguisements. La poix prend immédiatement feu. Voilà nos six jeunes hommes qui s'enflamment d'un seul coup, en poussant des hurlements de douleurs qui se mêlent aux cris d'effroi de l'assistance, sous les yeux des jeunes mariés pétrifiés.

Coup de chance pour le roi, il n'était pas lié aux autres. La Duchesse de Berry le sauve in extremis du trépas en le couvrant avec sa robe et ses jupons. On le transporte sain et sauf dans sa chambre pour réconforter et rassurer la Reine, tombée dans les pommes dès les premières secondes de la catastrophe. Ogier de Natouillet réussit à se libérer et à se jeter dans le cuvier où l'on rince les coupes. Yvain de Galles crie « Sauvez le roi, sauvez le roi ! », et essaie de se traîner vers la porte où deux valets terrifiés l'attendent avec des linges mouillés. Au bout d'une demi-heure, on parvient enfin à éteindre l'incendie humain. La fête est finie : dans une odeur pestilentielle de fumée et de chair brûlée, on ramasse deux morts, Milon et Ogier et deux blessés dans un très sale état. Transportés à leurs hôtels, Yvain et Joigny mourront de leurs brûlures après deux jours d'atroce agonie.

« Que nul ne soit inculpé car je suis cause de tout ce qui est arrivé » : Louis d'Orléans va demander pardon à Charles VI, qui accepte volontiers son repentir et lui confiera même plus tard la régence de son Royaume. Cet épisode épouvantable achève de faire sombrer Charles VI  dans la folie et dans la dépendance de son entourage. Les Parisiens ne s'y trompent pas, qui détestent ces profiteurs sans vergogne, qui évincent un à un les fidèles conseillers du Roi (les Marmousets). Le peuple aime sincèrement ce roi naïf et indolent, comme on chérit un enfant sans défense. Il ne comprend pas qu'on ait laissé un homme à l'esprit déjà fragile commettre de telles imbécillités. Il ne goûte guère non plus les simagrées du Duc d'Orléans, qui bat sa coulpe de façon un peu trop ostentatoire et fait bâtir une chapelle expiatoire en mémoire des malheureux fêtards décédés par sa faute. D'ailleurs, était-ce aussi involontaire que ça, murmure-t-on dans la foule qui se presse devant l'hôtel Saint-Pol, averti de la tragédie ? Mais que dire, que faire, le mal est fait. Ça, pour une bonne blague, c'était une bonne blague.

Sources : Chroniques de Jean Froissart, livre IV