« Je ne savais pas, moi » Là où le simple bon sens devrait leur éviter des âneries monumentales, certains idiots vous exaspèrent avec leur naïveté désarmante qui aggrave leur gaucherie cataclysmique. L''envie de les baffer vous démange, mais les bras vous en tombent. Le thème étant intemporel, puisons un exemple sorti de la nuit des temps : le Bal des Ardents, sous le règne de Charles VI. Quand l'incurie s'ajoute à la bêtise pour transformer une blague plus ou moins fine en catastrophe ahurissante, une phrase vous vient sur les lèvres : « C'est trop con». Ça tombe bien, c'est le titre de la rubrique.
Sans se douter de ce qui se trame, gentes dames, damoiseaux, demoiselles, chevaliers et écuyers continuent de lever la jambe en cadence au son des flûtes, des trompettes et des tambourins. A l'heure dite, quelques valets mis dans la confidence éteignent les bougies et les torches de la salle de bal. Notre troupe d'énergumènes bondit alors sur la piste, hurlant et se déhanchant de façon suggestive au rythme d'une sarrasine endiablée.
Tout heureux de sa bonne farce, le roi passe sans rien dire devant la reine et la duchesse de Berry, sa tante, qui le cramponne pour essayer de découvrir son identité. Tout ce beau monde s'esclaffe à qui mieux mieux. A ce moment déboule Louis, frère du Roi, duc d'Orléans, arrivé tardivement pour cause de séjour prolongé dans les tavernes des alentours. Je vous parlais au début du faux naïf avec deux mains gauches qui a le don pour tout gâcher : le voilà, c'est lui. A 21 ans, ce fêtard invétéré est connu dans tout Paris pour les frasques, ses dépenses somptuaires et ses conquêtes féminines. On dit de lui qu'il «hennissait comme un étalon après presque toutes les belles femmes ».
Coup de chance pour le roi, il n'était pas lié aux autres. La Duchesse de Berry le sauve in extremis du trépas en le couvrant avec sa robe et ses jupons. On le transporte sain et sauf dans sa chambre pour réconforter et rassurer la Reine, tombée dans les pommes dès les premières secondes de la catastrophe. Ogier de Natouillet réussit à se libérer et à se jeter dans le cuvier où l'on rince les coupes. Yvain de Galles crie « Sauvez le roi, sauvez le roi ! », et essaie de se traîner vers la porte où deux valets terrifiés l'attendent avec des linges mouillés. Au bout d'une demi-heure, on parvient enfin à éteindre l'incendie humain. La fête est finie : dans une odeur pestilentielle de fumée et de chair brûlée, on ramasse deux morts, Milon et Ogier et deux blessés dans un très sale état. Transportés à leurs hôtels, Yvain et Joigny mourront de leurs brûlures après deux jours d'atroce agonie.
« Que nul ne soit inculpé car je suis cause de tout ce qui est arrivé » : Louis d'Orléans va demander pardon à Charles VI, qui accepte volontiers son repentir et lui confiera même plus tard la régence de son Royaume. Cet épisode épouvantable achève de faire sombrer Charles VI dans la folie et dans la dépendance de son entourage. Les Parisiens ne s'y trompent pas, qui détestent ces profiteurs sans vergogne, qui évincent un à un les fidèles conseillers du Roi (les Marmousets). Le peuple aime sincèrement ce roi naïf et indolent, comme on chérit un enfant sans défense. Il ne comprend pas qu'on ait laissé un homme à l'esprit déjà fragile commettre de telles imbécillités. Il ne goûte guère non plus les simagrées du Duc d'Orléans, qui bat sa coulpe de façon un peu trop ostentatoire et fait bâtir une chapelle expiatoire en mémoire des malheureux fêtards décédés par sa faute. D'ailleurs, était-ce aussi involontaire que ça, murmure-t-on dans la foule qui se presse devant l'hôtel Saint-Pol, averti de la tragédie ? Mais que dire, que faire, le mal est fait. Ça, pour une bonne blague, c'était une bonne blague.
Sources : Chroniques de Jean Froissart, livre IV