2 La question du Carré

Publié le 01 janvier 2016 par Albrecht

Ceux qui connaissent bien le Carré de Dürer et ses motifs peuvent sauter ce chapitre, qui ne comporte aucun scoop.

Dès le premier regard sur Melencolia I, le carré magique fascine. Contrairement aux autres objets épars, amovibles, il est sculpté dans le mur même du bâtiment. Un seul autre élément partage ce statut de « gravure dans la gravure » : le monogramme de Dürer accompagné de la date, en bas à droite. L’affinité entre carré et signature se renforce dès que nous repérons, au milieu de la dernière ligne, les deux cases 15 et 14 accolées. Elle devient criante lorsque nous comprenons que les deux cases qui encadrent la date, 4 et 1, font écho aux deux lettres du monogramme, D et A.

C’est donc à bon droit qu’on nomme  « carré de Dürer » cet objet éminemment privé, égotiste. Bien plus qu’une curiosité mathématique, c’est un sceau, une marque de propriété.

Dans cette partie, nous allons prendre possession du carré en lui-même, sans nous préoccuper des autres éléments de la gravure [1]. Nous allons le monter et le démonter à la manière d’un Rubik’s cube, pour le plaisir, afin de comprendre ce qu’il a de vraiment magique, et qui a pu inciter Dürer à l’utiliser comme un élément-clé de sa composition.

Un peu de classification

Le carré magique de Dürer fait partie des 880 carrés magiques 4 x 4 (il porte le n° 175 de la classification de Frénicle [2] ). La définition d’un carré magique est que  le total des colonnes, des lignes et des deux diagonales doit être égal à un même nombre. Pour tous les carrés magiques d’ordre 4,  ce nombre est 34  (c’est simplement la somme de tous les nombres de 1 à 16, divisée par 4). Il est donc inutile de lui chercher une signification particulière  : l’âge du Christ + 1, ou l’âge de Dürer en 1514 (43 ans, en inversant les chiffres)

Un carré magique de type gnomon

Le carré de Dürer a une particularité : il est de type « gnomon » : c’est-à-dire que les quatre carrés 2×2 sur les angles ont également la somme 34.  (voir démonstration 1)


Une conséquence de cette définition est que le carré 2×2 central, ainsi que les quatre angles et les deux rectangles centraux, ont également la somme 34 (voir démonstration 2)

Un carré magique à symétrie centrale

En fait, le fait d’être un carré « gnomon » découle d’une propriété bien plus forte et bien plus rare  (il n’y en a que 48 sur les 880 carrés de quatre) : c’est un carré magique « à symétrie centrale », c’est à dire que deux cases symétriques par rapport au centre ont toujours la somme 17 [3]

Contrairement à ce qui est écrit souvent, le carré de Dürer n’a  pas deux caractéristiques indépendantes : « de type gnomon » ET « à symétrie centrale »: il est à simplement à symétrie centrale, ce qui implique qu’il est est nécessairement de type « gnomon » (voir démonstration 3)

Qui a fabriqué ce carré magique ?

Ce caractères remarquable pose la question de l’origine du carré. On le rencontre pour la première fois, associé à la planète Jupiter, dans un manuscrit du moine mathématicien  Luca Pacioli (« De viribus quantitatis« , écrit entre 1496 et 1508). Pacioli ne donne pas la figure complète, mais indique seulement les nombres des deux premières lignes, qui correspondent exactement au carré de Dürer  (les autres s’en déduisent par symétrie centrale) :

Nous n’avons pas la preuve que Dürer avait consulté précisément ce manuscrit, mais il a certainement rencontré Pacioli lors de son voyage en Italie en 1508  [4] (voir MacKinnon).

Le carré d’Agrippa

Une autre source possible est Agrippa de Nettesheim,  sorte de magicien philosophe itinérant très célèbre à l’époque, et qui était justement passé par Nuremberg en 1510. Un carré de quatre, présenté comme la « mensa jovis« , le talisman de Jupiter, sera le premier carré magique imprimé,  dans son De Occulta Philosophia en 1533. Mais il a pu le présenter à Dürer sous forme manuscrite. Voici le carré d’Agrippa :


Fabriquer le carré de Dürer en partant du carré d’Agrippa

Retournons le carré d’Agrippa, de manière à faire apparaître le 14 et le 15 sur la ligne du bas:


Il suffit ensuite d’intervertir les colonnes centrales pour faire apparaître la date, et trouver le carré de Dürer.

Si Dürer est parti du carré d’Agrippa, c’est  la démarche qu’il a pu suivre : il a repéré ses initiales en bonne place,  et décidé de le retourner pour mieux les mettre en évidence, en bas, au même emplacement que sa signature dans la gravure. Puis il a remarqué qu’en intervertissant les colonnes centrales, la carré restait magique.

Ceci ne marche pas toujours, puisque la permutation modifie le contenu des diagonales. Mais dans le cas du carré d’Agrippa, cela fonctionne [5].

Deux carrés possibles

Il est difficile de construire un carré de quatre de type gnomon et à symétrie radiale (il n’y en a que 48). Si en plus on veut que la ligne inférieure affiche la date au centre et les initiales A et D de part et d’autre, il n’y a que 4 solutions.  A supposer que Dürer ait eu la capacité de trouver ces quatre variantes, et qu’il en ait exclu deux pour des raisons de symétrie, il en reste deux absolument équivalentes. Il se trouve que celle qu’il a « choisie » est justement celle qui se déduit le plus facilement du carré d’Agrippa, par une seule opération  : la permutation des colonnes centrales. Toutes les autres variantes   nécessitent des  permutations supplémentaires de colonnes et de lignes  (voir démonstration 5).

Toutes ces raisons renforcent la certitude que  Dürer a bien trouvé son carré en manipulant celui d’Agrippa. Il a été au plus simple : dès qu’il a obtenu la date et les initiales, il s’est déclaré satisfait.


Fabriquer le carré de Dürer en partant du carré naturel

Pour le plaisir, voici une  méthode pour fabriquer le carré ex nihilo. On commence par remplir un carré avec les nombres de 1à 16, en partant de la case en haut à gauche. On effectue ensuite trois permutations : on permute en diagonale les cases d’angle ; on permute verticalement  les cases du carré central ; enfin, on permute horizontalement les cases centrales de la première et la dernière rangée. Quatre cases restent à leur place. Le diagramme ci-dessous résume ces permutations :


Fabriquer le carré de Dürer en suivant les motifs

Une méthode plus graphique consiste à partir de la case en base à droite (case 1) et de numéroter dans l’ordre, en suivant un motif composé de deux « grands ponts » et de deux « petits ponts » :


Des hexagones inattendus

Toujours dans l’idée du motif, si on relie les cases paires entre elles et les cases impaires entre elles, on révèle un autre motif très symétrique, composé d’hexagones imbriqués :


Le carré et ses motifs graphiques

Dürer a dû contempler  son carré plutôt en tant qu’artiste qu’en tant que mathématicien (on ne trouve rien dans ses oeuvres théoriques qui concerne les carrés magiques).
Les combinaisons de cases à somme 34 ont dû l’intéresser avant tout en tant que motifs décoratifs. Lesquels a-t-il repéré ?  Il nous est aujourd’hui facile, à l’ordinateur,  de trouver toutes ces combinaisons : il y en a exactement 86, qui se regroupent en  26 motifs différents. Ce répertoire de formes aurait passionné Dürer. En hommage à sa curiosité, il vaut la peine de balayer rapidement les principaux.


Les motifs simples


Les motifs moins simples

Il existe huit motifs en forme de Y et huit motifs en forme de croix

Il est possible que Dürer, chrétien fervent, ait trouvé ces derniers, qui correspondent à la seule manière d’inscrire une croix dans le carré de 4.

Les motifs incomplets

Les motifs que nous avons vus précédemment constituent des séries complètes : c’est-à-dire qu’à partir du motif de base, tous les motifs qu’on peut déduire par une symétrie haut/bas, gauche/droite ou par une rotation d’un quart de tour ont également pour somme 34.

Il existe quatre motifs complémentaires, qui sont symétriques haut/bas et gauche droite, mais pas par une rotation d’un quart de tour :


Les motifs faiblement symétriques

Enfin, il existe sept motifs qui ne possèdent que la symétrie minimale, par rapport au centre du carré, et forment donc des séries de deux. Par exemple :


Autres propriétés radiales


Séparons le carré en deux moitiés verticales, possédant chacune son centre. Les couples de cases symétriques autour de chaque centre ont une propriété surprenante : multiplions deux à deux, puis faisons la somme des quatre couples de la moitié gauche : 16×15 + 3×4 + 5X6 + 9X10 = 372. Pour la moitié droite, faisons la même opération : 2×1+13×14+11×12+8×7=372. Le deux moitiés verticales forment donc deux sous-structures radiales, de somme des couples 372.



De même, les deux moitiés horizontales forment également deux sous-structures, de somme des couples 246.

Enfin, divisé en 4, le carré fait apparaître quatre sous-structures : deux de somme des couples 175, et deux de somme des couples 159.

La démonstration découle bien sûr du caractère radial du carré magique (voir démonstration 4)

A l’issue de cette analyse, nous connaissons bien plus de choses que Dürer  sur le carré qui porte son nom. Puisqu’il n’existe que quatre carrés obéissant aux mêmes contraintes  (symétrie radiale et chiffres 1 14 15 et 4 sur la dernière ligne), nous pouvons avoir la certitude qu’il n’est pas tombé dessus par hasard, en tâtonnant à partir d’une grille vide. Ce n’est pas diminuer son mérite de constater qu’il a trafiqué le carré d’Agrippa : encore fallait-il remarquer les initiales dans les coins, et la possibilité de faire apparaître la date.

Ce qui est passionnant dans le carré de Dürer, ce n’est pas la  manière de le construire : c’est la richesse des motifs visuels qu’il contient, et que nous avons aujourd’hui les moyens de connaître  exhaustivement. L’oeil d’un artiste ne pouvait pas louper les motifs de « ponts »  qui apparaissent lorsqu’on suit les chiffres dans l’ordre ; peut-être a-t-il vu les hexagones imbriqués que révèlent les cases paires et les cases impaires. Enfin, il a probablement passé de longues heures à s’émerveiller devant la variété des formes (carrés, rectangles, losanges, bandes alternées, zig-zags…) qui jaillissent, comme les lapins d’un chapeau, de ce carré véritablement magicien.

Références : [1] Un bon site sur les Carrés Magiques : http://www.kandaki.com/CM-Durer04.htm [2] Classification de Frenicle : http://magictesseract.com/Frenicle_squares [3] La définition générale est carré « associé », c’est à dire que les cases « complémentaires » (symétriques par rapport au point central du carré ) contiennent des nombre qui sont également symétriques par rapport au centre de la série numérique ( 1 est symétrique de 16, 2 de 15, etc…). [4] MacKinnon, The Mathematical Gazette, Vol 77, N° 479, July 1993, p 212 [5] Ceci n’a rien d’extraordinaire, et résulte du fait que le carré d’Agrippa est à symétrie centrale. Chaque diagonale comporte deux cases d’angles, qui ne sont pas touchées par la permutation, et dont la somme vaut 17 puisque le carré est à symétrie centrale. Les deux autres cases, qui elles sont échangées par la permutation, ont également pour somme 17. La somme des diagonales reste donc toujours 34.

DEMONSTRATIONS

1)Origine du nom gnomonique
Dans un carré magique d’ordre 4, on nomme un « gnomon » la partie éclairée en bleu. un carré a donc 4 gnomons, un pour chaque coin.

Un carré magique est dit gnomonique, ou « gnomon » si ses quatre gnomons ont pour somme le même nombre, Z.

Nous allons montrer que si un carré magique est « gnomon », chacun des quadrants A B C et D est égal à un même nombre X = Z/3.

Il suffit d’écrire les 4 équations à 4 inconnues données dans la définition :

A+B+C=Z

B+C+D=Z

C+D+A=Z

D+A+B=Z

En soustrayant les deux premières équations, on trouve A=D.

En soustrayant la seconde et la troisième, on trouve A=B.

En soustrayant la  troisième et la quatrième, on trouve A=C.

En replaçant dans la première, on trouve 3X=Z

X n’est rien d’autre que la constante du carré magique, nommons-là K. Pour le démontrer, il suffit d’additionner deux secteurs, par exemple A et B, qui représentent les deux premières lignes du carré magique. Donc : A+B=2K Comme A=B, X=K 

2) Propriété d’un carré « gnomon »

Dans un carré magique gnomon de constante K, le carré central vaut aussi K Pour le démontrer, il suffit de décomposer le carré comme suit :

Appelons Y la somme des 4 cases d’angle. Additionnons tout : on a a+b+c+d+Z+Y=4K Additionnons maintenant les deux diagonales du carré magique : (1) Z+Y=2K La première équation donne donc : (2)  a+b+c+d=2K

En additionnant maintenant les deux colonnes centrales, puis les deux lignes centrales, on obtient les deux équations suivantes  : b+d+Z=2K a+c+Z=2K Additionnons ces deux équations : a+b+c+d+2Z=4K En comparant avec (2), on a 2Z=2K, donc Z=K

Dans un carré magique gnomon de constante K, la somme des 4 cases d’angle vaut aussi K L’équation (1) donne K+Y=2K Donc Y=K

3) Propriété d’un carré magique associé (à symétrie centrale)

Un carré magique associé est nécessairement gnomonique (mais l’inverse n’est bien sûr pas vrai) :

Puisque les cases symétriques par rapport au centre ont pour somme K/2, additionnons les quadrants symétriques par rapport au centre : A+C=2K B+D=2K Additionnons maintenant les quadrants horizontalement. D’après les propriétés du carré magique : A+B=2K C+D=2K Même chose verticalement. Autrement dit, si nous reportons les nombres A, B, C, et D, dans un carré 2×2, ce carré est un carré magique d’ordre 2 (il a la même somme pour les deux colonnes, les deux lignes et les deux diagonales). Les carrés magiques d’ordre 2 sont une infinité, ils ont leur quatre cases égales. Donc A=B=C=D=K.

4) Sous-structures radiales

Pour démontrer l’égalité des sommes des couples pour deux parties du carré, il suffit d’utiliser la grille ci-dessous, qui explicite le caractère radial du carré.

Par exemple, le quart en haut à gauche a pour somme des couples : ad+bc. Le quart symétrique, en bas à droite, a pour somme des couples (17-d)(17-a)+(17-b)(17-c). Ce qui donne 2x17x17 – 17(a+b+c+d) + ad + bc. Or comme le carré est gnomonique,  a+b+c+d=34. Les deux sommes sont donc égales.

5) Les quatre variantes du carré d’Agrippa

Supposons que j’habite en 1514 à Nuremberg et que je dispose d’un ordinateur.  Je voudrais bien faire figurer 1514 en bas de  mon carré magique,combien de choix vais-je avoir ? D’abord, je dois compléter ma ligne pour obtenir 34 : soit avec les nombres 1 et 4, soit avec les nombres 2 et 3. Je prends bien sûr le choix 1 et 4, qui correspond à mes initiales. Si je veux en outre que mon carré soit de type « gnomon » et « à symétrie centrale »,  mon ordinateur m’indique qu’il ne reste plus que quatre solutions. Voici celle que je vais sans doute choisir :

Mais jetons un coup d’oeil aux trois autres. La première variante s’obtient en permutant les colonnes A et D

Si on permute ensuite les lignes b et c,  on obtient la deuxième  variante :

Ces deux variantes auraient l’avantage de faire apparaître les lettres A et D dans l’ordre de l’alphabet, et de mes initiales. L’inconvénient est que, si l’on suit des yeux les nombres de 1 à 16, on n’a plus un motif de « ponts », mais un motif de « noeuds », bien moins harmonieux. On perd également le motif des hexagones.

Reste la troisième variante, dans laquelle on intervertit seulement les deux lignes centrales :

Celle-ci est quasiment identique à celle que j’ai choisie : elle donne exactement les mêmes motifs de ponts et d’hexagones.