Journal d'un artiste, de Pierre Aubert

Publié le 31 décembre 2015 par Francisrichard @francisrichard

La Fondation Pierre Aubert vient de coéditer avec les éditions de L'Aire un magnifique livre, Le journal d'un artiste de Pierre Aubert (1910-1987). Le texte de l'ouvrage est composé de morceaux choisis (sur la période 1971-1974) du journal qu'il a tenu pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie.

Son fils, Raphaël Aubert, a établi cette édition et l'a annotée. Et le résultat est très réussi, parce que Raphaël a su trouver parmi les 1000 estampes de Pierre, déposées au Musée Jenisch, où avait lieu le vernissage du livre le 19 novembre dernier, celles qui sont le plus en correspondance avec le texte et en sont la meilleure illustration.

Dans la préface, Nicole Minder, présidente de la Fondation Pierre Aubert, rappelle ce qu'est la xylographie, c'est-à-dire, en termes moins savants, la reproduction d'un dessin sur papier à partir de sa gravure sur bois:

"La xylographie est un procédé ardu, qui implique de creuser le bois avec sa gouge ou son burin toutes les zones qui seront blanches en laissant apparaître le papier. Appelée taille d'épargne parce qu'elle détoure le dessin, cette technique de gravure laisse en relief, non entamées, épargnées, les surfaces qui formeront le motif en recevant l'encre à l'impression."

C'est à l'époque de sa rencontre (1928-1933) avec le peintre suisse Tell Rochat, élève d'André Lhote, qu'il s'initie à cette technique. A la date du 16 novembre 1974 de son journal, il dit de son maître, mort tout juste trente-cinq ans plus tôt, pour lequel il a une pensée de reconnaissance:

"Que de fois ne m'a-t-il pas répété: "Continuez, continuez, on ne sait pas ce que l'on peut devenir." Et tout ce qu'il m'a appris sur le plan technique et tous les à-côtés de bricolages... Sans cette rencontre que serait mon existence?"

La xylographie est un exercice difficile, rappelle Nicole Minder. Elle "implique d'avoir un concept clair dès le départ et de visualiser le but poursuivi". Le lecteur, qui devient voyeur malgré lui, mais qui le veut bien, ne peut que confirmer, en parcourant le journal tel qu'il est publié, que Nicole Minder a raison quand elle ajoute:

"Pierre est passé maître en la matière. Avec brio, il sait évoquer des traits avec des tailles parfois en positif, parfois en négatif. C'est ainsi qu'un même trait signifiant une forme peut être en partie blanc, en partie noir: jeu subtil qui témoigne d'une maîtrise hors du commun."

Redevenu lecteur, le voyeur est sensible aux mots qu'emploie Pierre Aubert pour parler de son art, le 26 avril 1972:

"Ce soir je grave. J'essaie de terminer une vue de Paris, au quai de Montebello, un poirier de fil. Je serais tenté de dire, comme Maurin, l'ami de Vallotton: "N'importe, pourvu qu'on creuse". La gravure sur bois, c'est d'abord cela, et c'est peut-être ce qui donne le plus de contentement au coeur et à l'esprit."

C'est juste à la suite de ce texte qu'il a cette formule, laquelle résume pleinement ce contentement:

L'accaparement de l'être par le geste et par l'outil...

Comment se met-il en forme pour être ainsi accaparé? Il en donne la clé le 23 mai 1972:

"L'art nécessite une sorte de demi-état de rêve éveillé..."

Comment passe-t-il à la réalisation? Il l'explique le 8 février 1974:

"C'est d'abord une idée, une certaine idée qui se manifeste sur un plan visuel, en quelque sorte une image intérieure, souvent bien fugitive, mais quelques traits peuvent l'accrocher et aider au transfert sur la matière..."

Cet accaparement ne l'empêche pas de regarder ce que font, ou ont fait les autres artistes, bien au contraire. Parfois les idées qui lui viennent en pensant à eux, comme il l'écrit le 1er mai 1972, l'incitent au travail:

"Calme, détente et quiétude. L'évocation du monde des arts, les maîtres et les musées, sont pour beaucoup dans cet état d'esprit."

Dans son journal, avec grande sensibilité,  il parle de lieux, d'images, de couleurs, d'oeuvres, de rencontres. Il écrit  le 27 août 2013:

"Nuages roses, brume et soleil rouge. Le temps commençant d'automne a toujours eu des résonances en mon âme, fait naître des harmonies à faire éclore sur la feuille blanche."

Nicole Minder dit que Pierre Aubert n'apprécie guère Picasso. Le 9 avril 1973, il écrit cependant ces lignes de connaisseur honnête au sujet de la toile célèbre, Guernica, du Malaguène:

"En la regardant, il me semblait entendre le bateau fantôme. Pourtant c'est très grotesque, massif, mais d'une composition parfaite. C'est un exemple schématique de composition, de division de surfaces, de répartitions de motifs. Les artistes devraient en avoir une reproduction dans leur atelier..."

Il en a une, dans le sien, à Romainmôtier...

Francis Richard

Journal d'un artiste, Pierre Aubert, 112 pages, L'Aire