Isabelle Marchais , à Bruxelles 22 décembre 2015
Mario Monti : « Les dirigeants nationaux ne vont plus à Bruxelles pour conférer de la valeur ajoutée à la construction européenne mais pour la détruire à petit feu. Il faut arrêter cette “europhagie” »
Mario Monti lors d'une conférence de presse à Rome, le 25 février 2013.
© Reuters
Ancien président du Conseil italien, Mario Monti se demande si le fonctionnement des systèmes politiques nationaux, obsédés par le court terme et les prochaines échéances électorales, est encore compatible avec l’intégration européenne, qui nécessite une vision et des solutions à long terme.Etes-vous inquiet pour l’avenir de la construction européenne ?Oui, car le projet européen n’a jamais été autant en danger. L'Union européenne a connu et connaît des crises graves, susceptibles de conduire à la rupture avec un pays. Ce fut récemment le cas avec la Grèce ; c'est actuellement le cas avec le Royaume-Uni. Mais l'Europe s'est montrée capable, du moins jusqu'ici, d’absorber ces crises «individuelles». Ce que je crains avant tout, c'est un risque plus subtil, plus répandu, et qui a tendance à se propager de pays en pays. C'est le risque d'une désintégration généralisée.Comment l’expliquez-vous ?On peut se demander si le fonctionnement des systèmes politiques nationaux est encore compatible avec l’intégration internationale et notamment européenne. Les débats sont de plus en plus tournés vers le court terme et l'hyper-simplification alors que les problèmes sont de plus en plus complexes et nécessitent des solutions à long terme. Or, l'intégration et ses bénéfices ne peuvent être appréciés que si l'on est capable d’appréhender cette complexité. Les souverainistes et les populistes utilisent des « slogans » faciles à comprendre ; peu importe qu’ils ne proposent pas de solutions réalisables et efficaces, ils poussent les grands partis traditionnels à imiter leurs accents et leurs modes de raisonnement. Nous sommes passés d’une phase historique, où l’Europe était vue comme un grand investissement dans l’avenir qui justifiait quelques sacrifices en termes d’intérêt national, à une phase où l’Europe est devenue un simple bien de consommation. Désormais, les dirigeants nationaux vont à Bruxelles, non pas pour conférer de la valeur ajoutée à la construction européenne mais pour la détruire à petit feu.Jusqu’où pourrait aller le délitement de l’UE ?Il y a d’abord le risque de ne plus progresser, alors que l’intégration est un processus dynamique ; on n’ira nulle part si on ne fait pas un grand pas en avant. Et puis il y a le risque de revenir en arrière ; on ne peut pas exclure que cette grande Europe que l’on essaie de bâtir reste au milieu du gué. L’Europe, qui a perdu le langage de vérité, surtout de la part des responsables nationaux, risque même de devenir un facteur d’acrimonie. Le climat de confiance entre les Etats membres se détériorerait alors encore plus. On ne peut bâtir quelque chose comme l’Europe que s’il y a une vision de long terme. J’insiste : je ne suis pas très préoccupé par le « Brexit » ou le « Grexit » qui selon moi n’auront pas lieu, mais je suis très préoccupé par la dilution du sentiment d’appartenance à la construction européenne.La crise des réfugiés n’a-t-elle pas changé la donne ?En partie. Ces dernières années, les Etats membres reprochaient à l’Union européenne d’accaparer de plus en plus de compétences. Aujourd’hui, qu’il s’agisse des réfugiés, des migrants, de la sécurité, ce sont eux qui jugent que certains problèmes doivent être gérés au niveau européen. Loin d’exiger le rapatriement de telle ou telle politique, ils souhaitent désormais octroyer de nouvelles compétences à l’UE. Mais ils n’en assument pas les implications financières au niveau européen. Or, si l’on confie de nouvelles «missions propres» à l’UE, on doit aussi reconnaître qu’elle a besoin de nouvelles «ressources propres» pour y faire face.Les institutions européennes ne portent-elles pas une part de responsabilité dans la situation actuelle ?Après le premier tour des élections régionales en France, le Premier ministre italien Matteo Renzi a dit que l’UE deviendrait l’alliée du Front National si elle ne changeait pas. C’est peut-être le cas, en partie. Mais où est le goulot d’étranglement ? Même s’ils ne sont pas parfaits, le Parlement et la Commission agissent dans l’intérêt général. Ce n’est pas le cas du Conseil européen, où règne la cacophonie des politiques nationales. Il faudrait que les chefs d’Etat et de gouvernement se soumettent à un examen de conscience : comment peuvent-ils espérer que leur UE, dont ils sont les premiers responsables, puisse donner lieu à une Europe forte et satisfaisante pour les citoyens si, lorsqu'ils siègent au Conseil européen, ils se préoccupent uniquement de l'intérêt de leur pays à court terme ou de l’intérêt de leur parti en vue des prochaines élections ? Que proposez-vous pour faire repartir au moins la machine économique de l’Europe ?Il faudrait rétablir le respect des règles, mais des règles qui soient économiquement convaincantes. Par exemple, les règles budgétaires sont critiquées pour leur prétendue sévérité, mais elles sont très peu respectées, y compris par de grands Etats membres comme la France ou l’Espagne. Or pour d’autres pays, principalement au Nord, elles sont très importantes. Je suis plutôt dubitatif quant à l’approche suivie par la Commission Juncker. Si l’on élargit la notion de flexibilité, on risque de perdre la confiance mutuelle, et la Commission de perdre son image de « chien de garde » impartial. Il me paraît en revanche essentiel, et cela exige à la fois un changement de perspective de l’Allemagne et une attitude plus sérieuse de la France et de l’Espagne en matière budgétaire, d’avoir un système de règles mieux adapté aux exigences de l’économie, notamment pour les investissements publics. Je vois mal comment l’Europe peut préparer l’avenir si l’on se limite au plan Juncker, qui est pourtant le bienvenu, et que l’on continue à placer les investissements publics nationaux au second plan dans les budgets. Quand on doit faire des économies, il est toujours plus facile, politiquement, de limiter les investissements que de couper dans les dépenses courantes.La règle des 3 % a-t-elle encore un sens ?Les 3 % étaient une hyper simplification exigée à l’époque pour rassurer les opinions publiques des pays à monnaie forte, comme l’Allemagne et les Pays-Bas ; mais cela appartenait à la phase de gestation de l’euro, à son enfance. Il faudrait aujourd’hui quelque chose qui corresponde davantage aux fondements économiques. On pourrait par exemple dire, comme les Allemands le souhaitaient lors des négociations de Maastricht, que l’endettement public est interdit sauf pour les dépenses d’investissement, tout en étant très sélectif et exigeant. Le budget doit être équilibré sur le cycle ; mais si l’Etat s’endette pour mettre en place de vrais investissements productifs, certes il creuse un peu la dette mais il laisse aux générations futures une capacité productive plus performante. C’est particulièrement vrai quand les taux d’intérêt sont aussi bas qu’aujourd’hui, et que les Etats doivent payer moins de 1 % d’intérêt pour financer des investissements dont le taux de rendement avoisine 4 % ou 5 %. Il faut arrêter de voir l’investissement public comme un péché.D’autres mesures vous semblent-elles nécessaires ?Il est un domaine où, malgré la lourdeur de l’unanimité, on fait des progrès, dans lequel la Commission et Pierre Moscovici sont très engagés, c’est celui du renforcement de la coordination fiscale. Une concurrence fiscale sans limite entre les Etats membres est injuste socialement car elle favorise les bases imposables mobiles telles que les capitaux et les entreprises alors que le travail est frappé par des charges fiscales directes et indirectes de plus en plus lourdes. Concernant la politique monétaire, il serait difficile pour la BCE d’être plus accommodante et permissive qu’elle ne l’est aujourd’hui. C’était probablement nécessaire, mais je crois qu’on est vraiment à la limite.Faut-il mettre en place une Europe à deux vitesses ?Cela peut avoir du sens. Les critères établis dans le traité de Lisbonne pour la coopération renforcée sont de bons critères. Ceux qui ne sont pas prêts ou ne voudront jamais d’un degré élevé d’intégration peuvent s’y soustraire, les autres peuvent avancer à condition de laisser la porte ouverte à ceux qui pourraient être intéressés. Mais je n’imagine pas un noyau dur de pays qui seraient au premier rang dans toutes les politiques, je ne crois pas que les six pays fondateurs puissent être le moteur d’une intégration plus poussée. Une grande partie des incompréhensions de ces dernières années ne se sont-elles pas produites entre la France et l’Allemagne, même si elles sont très bien cachées publiquement ?Si vous deviez envoyer un seul message ?Que les leaders nationaux cessent de dévorer l’Europe que leurs prédécesseurs ont bâtie. Que tout le monde prenne conscience de cette « europhagie ». Certains dirigeants européens ont été prêts dans le passé à sacrifier leur avenir politique à la construction de l'Europe. Ce fut le cas d’Helmut Kohl lorsqu’il a insisté auprès des Allemands pour qu’ils acceptent la monnaie unique : il était conscient de faire quelque chose de hautement impopulaire mais il savait que c’était essentiel pour permettre une coexistence harmonieuse entre la nouvelle grande et puissante Allemagne et l’Union européenne. Il a eu gain de cause, et le fait qu’il ait perdu les élections à cause de ça est accessoire aux yeux de l’Histoire.Demain: Federica Mogherini, Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité
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