"La décision abracadabrantesque" de la déchéance de nationalité

Publié le 30 décembre 2015 par Blanchemanche
#déchéancedenationalité
Par Adrien Schwyter Publié le 30-12-2015

L'historien de la nationalité Patrick Weil revient à nouveau sur une décision qu'il juge absurde et inefficace. Coup de gueule d'un des meilleurs spécialistes français de la question.



Patrick Weil est l’un des meilleurs spécialistes français des questions de nationalité. ©DRIl a discuté avec François Hollande sur la question de la déchéance de nationalité suite aux attentats du 13 novembre. Depuis la décision prise par le président de la République de l'inscrire dans le projet de révision constitutionnelle, Patrick Weil ne décolère pas. L'un des meilleurs spécialistes français des questions de nationalité, directeur de recherches au CNRS et professeur invité à la Yale Law School qui a publié en juin Le sens de la République (Grasset), s'insurge contre ce projet inefficace et absurde à tous points de vue.Que pensez-vous du projet gouvernemental d’intégrer la déchéance de nationalité pour les binationaux dans la Constitution?C’est absolument "abracadabrantesque", comme disait Jacques Chirac, d’avoir porté ce débat au niveau la Constitution. Du coup, les Français se découvrent divisés entre ceux qui seraient possiblement binationaux et les autres. Tout le monde se met à s’interroger et toi, et vous, vous êtes binationaux? C'est en rupture profonde avec la République, qui confrontée depuis longtemps à cette question, s’est toujours montrée indifférente, s’en est toujours fichée de savoir qui est binational ou pas. La République a toujours traité ses citoyens de façon égale, "sans distinction d’origine, de race ou de religion".La gauche semble très remontée contre cette mesure alors que l’extrême droite et une partie de la droite risque de voter pour.La question n’est plus de gauche ou de droite. La question porte sur la République et la situation à laquelle elle fait face aujourd’hui. Depuis janvier dernier, chaque Français – en particulier le premier d’entre eux - doit se poser cette question: est-ce que mon action permet d’éradiquer la menace de quelques centaines de Français tentés par l’action terroriste? Et immédiatement après celle-ci: est-ce que ce que je fais renforce la cohésion des Français? C’est la première réponse au terrorisme. Dans mon livre, Le Sens de la République, je rends compte du fait que les Français ne se sentent  plus suffisamment compatriotes. Les uns se disent "je ne reconnais plus le pays où je suis né". D’autres se disent "je suis Français en droit, mais pas reconnu comme tel". Pourquoi cela?Nous sommes le plus vieux pays d’immigration d’Europe. Au début du 20ème siècle, les immigrés sont venus de pays étrangers européens. Ils devaient apprendre nos lois, notre langue avant d’être naturalisés. Dans la deuxième partie du 20ème siècle, sont venus des migrants des colonies, qui étaient parfois déjà françaises depuis 1946 notamment pour les Antillais, Guyanais et Réunionais. Il y a eu également des Algériens avant 1962. Mais quand ils sont arrivés en Métropole, on ne les a pas reconnus comme tel et on ne le reconnait encore pas comme tels. On ne connait pas leur part dans l’histoire de France. Ils ne faisaient pas partis de l’Histoire qu’on connaissait. Quand les hommes politiques parlent des immigrés, ils parlent en réalité de gens qui sont Français ou ont un lien à la France depuis des générations. Or ce que va produire cette mesure de déchéance de nationalité pour les binationaux inscrite dans la Constitution, le texte sacré qui organise la République, c’est une distinction entre deux catégories de Français, c’est d’accentuer cette division plutôt que de la réduire.Que pensez-vous de la réaction des parlementaires de gauche, souvent hostiles à cette mesure?Les parlementaires de gauche mais aussi de droite ressentent que sur le terrain, tous les Français qui par leur naissance peuvent avoir hérités d’une double nationalité, sans l’avoir jamais désiré, ni pratiqué, sont outrés, se sentent attaqués et visés comme des citoyens de seconde zone. C’est faire du mal à l’unité des Français que d’avoir proposé cette mesure symbolique, sans aucune utilité dans la lutte contre le terrorisme. Les responsables politiques seulement obsédés des sondages, se mettent rarement  à la place de nos compatriotes issus de l’immigration ou de la diversité. Ils ont malgré tout le droit d’être respectés autant que les autres.Pourtant les quelques sondages réalisés sur le sujet montrent que la grande majorité des Français soutiennent cette mesure.
85% des Français sont pour cette mesure? Mais quid des 15% d'autres? C’est très grave de les mettre à l’écart sur ce sujet-là. Nous devons être 100% unis dans la même citoyenneté. La citoyenneté ne doit pas nous diviser mais au contraire nous unir.La déchéance de nationalité existe déjà en droit français. Elle est prévue notamment par l’article 23-7 du Code civil qui dispose que " Le Français qui se comporte en fait comme le national d'un pays étranger peut, s'il a la nationalité de ce pays, être déclaré, par décret après avis conforme du Conseil d'Etat, avoir perdu la qualité de Français."Quand on refera l’Histoire de cet épisode, on se questionnera sur les raisons de la méconnaissance de cet article du Code civil par le Premier ministre et le Président de la République.Le projet initial prévoyait de modifier l’article 25 de la Constitution. Ce qui révèle une méconnaissance totale de l’histoire du droit de nationalité. Avant 1927, la naturalisation, se faisait en 2 étapes : la personne était d’abord "admise à domicile", puis devait attendre 10 ans avant de demander sa naturalisation. La loi de 1927 a supprimé l’admission à domicile et a passé la naturalisation à 3 ans de séjour. La droite de  l’époque trouvait que c’était trop aisé. Comme les 10 années avaient été supprimées, un consensus a été trouvé. Après une naturalisation, on peut enlever la nationalité d’une personne naturalisée française si elle se comportait mal dans les dix ans suivant sa naturalisation. Cela ne visait que les naturalisés.
Quelle est la particularité de l'article 23-7 du Code civil? C’est qu’il s’applique aux Français de naissance et binationaux. C’est exactement ce que veut le gouvernement. L’article 23-7 du Code civil, a été mis là avec des interprétations diverses en 1938. Plus tard, le Conseil d’Etat l’a organisé dans sa jurisprudence comme une déchéance. D’un point de vue juridique et politique, il aurait fallu corriger cet article là du Code civil et pas la Constitution.Imaginons que cette mesure de déchéance de nationalité soit adoptée. Serait-elle applicable concrètement?Quelqu’un qui aurait vécu toute sa vie en France, vous lui dites qu’il n’est plus Français. Mais aucun Etat ne va le reprendre. Si la France veut aller devant une cour de justice internationale, elle perdra. La justice regardera la nationalité effective et pas la nationalité de droit. Une décision du Comité des droits de l’homme des Nations Unies qui s’impose à la France,"Nystrom contre Australie" (n°1557/2007), est intéressante à cet égard. L’histoire était celle d’un Suédois, qui âgé seulement de quelques semaines, est parti vivre avec ses parents en Australie. A 40 ans, il commet des crimes graves contre des enfants en Australie. Il est condamné à de lourdes peines et est renvoyé en Suède (il ne possède que la nationalité suédoise). L’ONU a déclaré que l’Australie avait violé le droit international car la nationalité effective du suédois était australienne.De plus si on renvoyait une personne qui n’a aucun lien avec un Etat, dont il possède la nationalité, la jurisprudence de la Cour de l’Union européennen’est pas rassurante pour la France qui risque d’être condamnée et humiliée, pour avoir porté atteinte aux droits fondamentaux d’un citoyen européen.Pensez-vous que cette disposition ait une chance d’être adopté dans la révision constitutionnelle?Ce n’est pas encore fait. François Hollande n’a  pas le pouvoir  de changer la Constitution. C’est là que la Vème République reste une vraie démocratie parlementaire. L’Assemblée et le Sénat doivent voter le texte dans les mêmes termes à la virgule prêt, avant qu’il soit soumis au Congrès ou au référendum. C’est très possible que les Parlementaires ne mettent pas  d’accord sur un  texte commun. François Hollande justifie sa décision en disant qu’il veut tenir son engagement. Mais il n’a pas dit dans son discours de Versailles qu’il voulait sur ce point changer la Constitution. Il pourrait sans se renier dire que si les Parlementaires le souhaitent, cette modification pourrait s’inscrire dans une simple loi.http://www.challenges.fr/france/20151230.CHA3317/la-decision-abracadabrantesque-de-la-decheance-de-nationalite.html