F.A.
Si tout commence : afflux. Le début du livre sonde la première phrase –première montée de sève. Au bout des doigts s’arrête, « [ç]a » propulsé, dangereux pour soi qui, vertige avant-arrière, reçoit l’« afflux de mots ou plutôt l’afflux de sang qui veut devenir mots ». Courtes séquences non ponctuées, « ça s’annonce », trois fois comme démarrage enrayé, mots propulsés. Mettre de l’ordre en « ça », l’« insu », à la dérobée, hors conscience, ce qui remonte malgré (pas encore des phrases), « charrie des débris de matière organique court aveugle à sa perte ». Organique, la ligne sur laquelle s’inscrit la sève, les feuilles de Lignées et de Gérard Titus Carmel sont devenues des veines gonflées, calligraphiées. Les dessins se font idéogrammes gris ou noirs, stries verticales, comme émergerait une langue.
Au fond du puits, passage privilégié entre deux mondes, quelque chose vit, attend la « délivrance qui ne vient pas ». Les voix de l’obscur sont plurielles et cacophoniques. Entre « je » et « elle », entre forme et silence, la voix se fonde sur une absence « dans le cercle de ses jupes noires », entre deux mouvements qui s’opposent pour « ensevelir la mort ». Délivrance où bercer recueille les premières lettres, en désordre, dans la proximité intérieure douloureuse.
Où l’on traverse gisent des « corps inconnus », un « jeune soldat presque un enfant oublié sous les bruyères sans casque et sans arme ». Son corps est déjà prêt à se confondre avec cette surface, à se disperser. Son dénuement engendre une plainte imperceptible que l’on pourrait confondre avec d’autres bruits (mécaniques), « mélopée » terrible des morts inconnus qui viennent dans la voix des vivants, qui les encombrent ?
Puits, margelle, bords et frontières, lieux d’écoute et de passage quand il faudrait entendre le cri des vivants. Devenu monologue, le poème interroge le sens de cette proximité avec les ombres criantes. Or ces voix sont-elles celles des morts ou juste des mots, agglutinant les absences, comme la liste de tous ceux qui furent et nous habitent, en nous prisonniers, demandant le corps du poème ?
Frontière cessant, plus de seuil, la porosité mimétique de la phrase laisse filer la vase et l’eau, limon fertile au fond duquel nous sommes « sans pensée sans angoisse ». Les anaphores étirent leurs syllabes : « au crépuscule les étangs… » charriant les mots, les sons tus des grenouilles, vies de terre et d’eau. Chorégraphie de couleurs tendres, « les étangs rosissent » ou « luisent d’un éclat doux », « roses suivis de mauves violets d’améthyste naissant à l’horizon ». Se mêler à la nuit devient démarche calme. Ce rythme sera celui de l’écriture.
Un serpent file, « petite tête en V », vers la calligraphie vivant de reflets. L’étang s’offre au basculement fécond, « c’est l’heure de la déchirure » et paradoxalement de la délivrance. Serpent de la connaissance, portant le V de la vérité suprême ? Ouroboros du temps cyclique se glissant dans les moindres failles ?
Voici précisées les circonstances d’écriture ou, peut-être, la condition nécessaire à l’accomplissement de la parole, de l’être.
Où se pencher ?Le vertige l’ignore, nourrit l’attraction du rien, « eaux dormantes », chahutées par la quête tandis que la nécessité de poursuivre pourrait engendrer le mouvement inverse dans lequel l’être perd sa soif et oublie tous ceux qui « se bousculent se pressent s’amassent »(« la nuit je les héberge »). Habitants de l’obscur : « ce sont mes bourreaux / mes aimés ». Solitude impossible en cette « ronde » constante : accumulation pêle-mêle de lambeaux de langue (« misérables créatures jetées entre ciel et terre frères sœurs de poussière humanité visages éblouissants désirs tendresses meurtres argile modelée brisée » …). La juxtaposition livre la résurgence de voix, de pronoms mêlés à « je », en « je », même s’ils mettent en péril l’identité fluctuante de la narratrice, de celle qui ouvre un bal nocturne infini.
La lente distorsion dans l’accablement ou l’envahissement est d’abord trop-plein avant le sommeil (impossible). La nuit, ce charivari, avec ses « cailloux-caillots, ses os poussiéreux ses morts décomposés », ce « o » qui ouvre et ferme la voix pour qu’elle porte ses heurts nécessaires, fonde le chant douloureux de Françoise Ascal.
Vaches1, forces corporelles qui dévalent la montagne, myrtilles, qui nourrissent le promeneur, taupe, animal fouisseur et aveugle, qui vit sous nous et sur eux, dans l’obscur : pour chacune l’analogie, le cri affolé face à l’orage, la forme d’une pupille et la couleur oscillant (noir violet), la quête. Soulever la terre pour percer, se blesser en trouvant la lumière ? Nous heurtons un mur, des « barbelés », trouvant des « lambeaux » jusqu’à quand ? Pour quelle unité ?
Quelle réduction ultime pour taire cette polyphonie dont les échos discordants coulent en nous avec la lenteur du destin ?
Nous vivons au milieu de tous ces morts, de tous ces mots que la voix répète, connaissant l’issue – seule la date manque :
« que deviendra notre petit moi durement élaboré au fil d’une vie petit moi de chèvre de bouton d’or d’humain ou de chien petit moi soudain dissous »
Germination lente et perturbée d’un texte qui devient signes écrits dans une douleur de cri ? Le texte alors, en séquences plus courtes, tente d’exister, de formuler son vœu d’oubli :
« voilà longtemps qu’on ne traque plus les os manquants
les mots eux-mêmes blanchissent
la terre seule persiste à saigner »
Presque le silence, traversé à peine par de fines zébrures, une mémoire infime : le poème, pas de « belles histoires », une ossature fragile fondée dans la langue par les voix qui l’ont adoptée, des « mots-sutures » pour l’oubli, des mots qui apaisent là où « le manque brûle ». Impression pour le lecteur d’avoir sondé le secret polyphonique d’une conscience, d’avoir entendu ces morts, et cette vie éparse, qui parlent à travers elle. Une légende pour recoudre :
« il paraît qu’autrefois dans un jadis de berceau le lait et les mots coulaient ensemble unis par le chant ils ouvraient le monde ils avaient goût de miel éclairaient la nuit ».
Griffer, percer, trancher la surface de ce monde, creuser des puits vers l’obscur. Et puis, dans l’obscur, œuvrer pour trouver la lumière. Revenir.
« [L]a vie est ronde ». La nature au temps cyclique nous le dit.
Nous revenons alors aux étangs du commencement : ils sont désormais lisibles dans la paume, offerts au déchiffrement végétal et graphique, l’« origine » comme « corps manquant » pour « ne plus crier dans le silence des choses paisibles ».
Éternel retour attendu.
Isabelle Lévesque
1 « Soigner la vache amène la fortune », dit le Yi King, le Livre des Transformations, au chapitre de l’hexagramme Li, le feu, ce qui signifie : « L’obscurité s'attache à ce qui est lumineux et en parachève ainsi la clarté » (traduction de Richard Wilhelm et Étienne Perrot – Librairie de Médicis, 1973).
Françoise Ascal, Des voix dans l’obscur, dessins de Gérard Titus-Carmel
Éditions Æncrages& Co, 2015 – 44 pages, 21 €