C'est précisément à ce moment-là que s'est déclarée sa maladie mentale. Mais selon moi, c'est bien là ce qui donne à son geste sa profonde signification. Nietzsche était venu demander au cheval pardon pour Descartes. Sa folie (donc son divorce d'avec l'humanité) commence à l'instant où il pleure sur le cheval. » (Milan Kundera, dans L’insoutenable légèreté de l’être)
Après cette scène, l'un des amis de Friedrich arrive en urgence d'Allemagne. Overbeck découvre alors un Friedrich méconnaissable, surexcité, chantant, parlant, dansant sans cesse. Friedrich était convaincu qu'il réussirait à réunir l'Europe, et son ami le convainc que pour ce faire il doit se rendre d'abord en Allemagne. Overbeck a du mal à maîtriser ce corps mû par la démence et que toute raison semble avoir abandonné. Il réussit enfin à l'emmener dans un lieu où on peut le soigner, dans sa terre natale.
S’il semble acquis que Friedrich est devenu l'ombre de lui-même suite à cet épisode triste de Turin, la nature exacte de sa maladie demeure une donnée méconnue. Bizarrement, l'année 1888 a été très fertile en production intellectuelle pour le grand philosophe. La question est de savoir si la folie a entaché ou pas ces dernières oeuvres. Certains argumentent que c'est bien le cas. D’autres, comme Gilles Deleuze, le nient catégoriquement et considèrent que toute l’œuvre de Nietzsche est bien l’œuvre d’un génie et non d’un fou.
On ne sait pas ce qu’il avait au juste ? S'agissait-il d'un trouble neurologique héréditaire (son père est mort jeune d'une maladie semblable) ? D’un syndrome maniaco-dépressif (lié à la mort prématuré de son père et à l'impossibilité de le remplacer) ? Ou s'agit-il seulement des conséquences catastrophiques d'une syphilis mal soignée contractée vingt ans plus tôt (maladie reconnue par Friedrich avant sa folie) ? Impossible à dire. Mais ce qui est sûr c’est que le basculement a été irréversible. Même s'il disait lui-même qu' « il y a toujours un peu de raison dans la folie », le peu de raison qu'il lui restait pendant ces onze années était sans commune mesure avec son génie d'autrefois.
Parmi les thèses les plus fantaisistes, on trouvera celles qui affirment qu'il était victime d'un complot orchestré par l'Eglise (thèses reprises aujourd'hui entre autres par des groupes d'extrême droite). D'autres diront qu'il jouait la comédie ! Avant de sombrer dans la folie, Nietzsche en effet écrivait que « la folie peut-être le masque d'un savoir funeste et trop certain ». De là à supposer qu'il jouer vraiment la comédie ? Très peu probable, si l’on sait qu’avec la folie Nietzsche a perdu la santé intellectuelle éclatante dont il jouissait autrefois : en effet, il avait toujours souffert dans sa vie de divers maux, de paralysies partielles et de difficultés à lire ou à écrire. Mais entre un épisode de maladie (migraines répétées, crises de paralysie, nausées...) et un épisode de bonne santé, il gardait toutes ses facultés intellectuelles intactes. Il avait la faculté de voir la maladie sous l'angle de la santé et la santé sous l'angle de la maladie. Maladie et Santé étaient deux points de vue sur l'existence, son existence (cf. textes de Deleuze à ce sujet). Et malgré ça la maladie (par extension la douleur, la souffrance et la mort) ne faisait pas partie des thèmes centraux de son oeuvre. Il a réussi donc à ne pas mêler son propre mal à sa vision du monde tout en instrumentalisant ses douleurs pour regarder l’existence sous un autre angle. Mais tout ça lui est devenu impossible le jour où il est devenu définitivement fou.
Pendant ces années il a été abandonné à sa soeur et à sa mère (avec lesquelles il entretenait des relations très complexes avant sa maladie). Friedrich malade, paralysé, agonisant, était à leur merci. Cette emprise soulève des questions quant à l'œuvre même de Nietzsche. Car la mère et surtout la soeur étaient d'ardentes chrétiennes, adhérant au nationalisme allemand et même aux thèses raciales. On doit à Elisabeth sa soeur la fondation de la Nietzsche-Archiv pour préserver le patrimoine du prodige de la famille, comme on lui doit aussi la falsification de quelques unes de ses oeuvres. Ce que l'Histoire retiendra contre elle c'est sûrement sa tentative d'asservir la pensée nietzschéenne au national-socialisme. Lors de la mort d’Elisabeth Förster-Nietzsche dans les années trente, Hitler lui-même avait assisté à ses obsèques.
Nietzsche, lui, était anti-nationaliste, anti-populiste, anti-conformiste. « Qu'est-il resté de Nietzsche ? Un homme morose à l'invraisemblable moustache, qui s'accroche au cou d'un cheval en sanglotant. »(Milan Kundera, dans L’insoutenable légèreté de l’être)Nietzsche malade
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Pour tenter une incursion dans le monde du philosophe allemand Friedrich Nietzsche, je vous conseille vivement de lire « Nietzsche, par Gilles Deleuze » qui résume en une centaine de pages la vie et la pensée de Nietzsche.