~~ Fameux dialogue entre un homme du monde et son ex
D'après LA REVANCHE (18 novembre 1884)
Dans le hall d'un grand hôtel de Cannes, M. de Garelle, assis dans un profond fauteuil, se réjouit intérieurement : ''À Cannes, en garçon ! Je suis de nouveau garçon ! Ma foi, je ne vais pas me plaindre. Et ma femme, elle,... est remariée...avec cet imbécile de Chantever ! Quel sot de l'avoir épousée après moi ! Moi aussi, je fus bien niais de l'avoir épousée en premier ! Certes, elle avait des qualités... des qualités physiques considérables mais aussi beaucoup de tares morales. Quelle coquette ! Quelle charmeuse ! Quelle rouée ! Quelle menteuse ! Ai-je été cocu ? Quelle torture de se rappeler tous les escaliers que j'ai gravi, toutes mes démarches pour l'épier !... Dans tous les cas, si j'ai été cocu, je ne le suis plus ! Et comme il m'a été aisé de divorcer ! Cela ne m'a coûté qu'une cravache à dix francs ! Quel plaisir j'ai pris à la fouetter !'' Garelle se lève en souriant, fait quelques pas, puis se rassied. ''Maintenant, je vais passer l'hiver dans le Midi, et en garçon ! Quelle chance !...Mais j'espère trouver l'amour qui rôde. Vais-je le rencontrer dans cet hôtel ? Sur la Croisette ? Au casino, peut-être ? Où sera-t-elle celle qui demain m'aimera ? Comment seront ses lèvres, ses yeux, son sourire, ses cheveux ? Dans mes bras, envelopperai-je une blonde ou une brune, grande ou petite, grasse ? Oui, elle sera grasse. Je vais enfin connaître la joie d'un nouveau baiser.''
Une femme traverse le fond du promenoir, élégante, fine, la taille cambrée. ''Oh, la jolie personne !...Bigre, elle a de l'allure ! Tâchons de voir son visage...''
La femme passe près de Garelle sans le voir. Dans son fauteuil, il murmure : ''Nom d'un chien, ma femme ! Ou plutôt non, celle de Chantever... Je vais l'aborder.''
Garelle s'approche de la jeune femme et lui souffle dans l'oreille : -" Me permettez-vous de me rappeler à votre souvenir ? "
Mme de Chantever lève la tête, pousse un cri et tente de s'enfuir. Garelle lui barre le chemin et lui dit humblement : -" Vous pourriez craindre le pire si j'étais encore votre mari mais je suis célibataire maintenant. "
-" Oh ! Vous osez, après...après ce qui s'est passé ! "
-" J'ose...et je n'ose pas. Expliquez cela comme vous voudrez, mais je souhaiterais vous parler. " -" Terminons cette plaisanterie, voulez-vous. "
-" Je ne plaisante pas. "
-" Vous n'êtes qu'un insolent. Un homme qui a frappé sa femme est d'ailleurs capable de tout. Donc, je me méfie de vous. "
-" Ne me reprochez pas un emportement que je regrette. De vous, j'attendais plutôt des remerciements. "
-" Ah ça, mais vous êtes fou ! Ou bien vous vous moquez de moi. "
-" Nullement, madame, et pour ne pas me comprendre, vous devez être fort malheureuse. "
-" Que voulez-vous dire ? "
-" C'est simple : si vous étiez heureuse avec celui qui m'a succédé, vous auriez de la reconnaissance pour ma violence car elle vous a permis de vous remarier et d'être heureuse. "
-" Vous poussez trop loin la plaisanterie. "
-" Si je n'avais pas commis l'infamie de vous frapper, je vous traînerais encore aujourd'hui comme un boulet. "
-" Le fait est ...que vous m'avez rendu un fier service. "
-" N'est-ce pas ! Un service qui mérite mieux maintenant que votre accueil si froid de tout à l'heure. "
-" Possible, mais votre personne me dégoûte. "
-" Je n'en dirais pas autant de vous. "
-" Vos galanteries me déplaisent autant que vos brutalités. "
-" Comme je n'ai plus aucune raison de vous frapper, il faut bien que je vous montre un peu d'aménité. "
-Ça, au moins, c'est franc. Mais si vous vouliez vraiment être aimable, vous me quitteriez sur le champ. "
-" Oui, mais je ne vous ai pas encore dévoilé tout le désir que j'ai à vous plaire en ce moment. " -" Quelle est votre prétention ? "
-" Réparer mes torts, en admettant que j'en ai eu. "
-" Comment : ''En admettant que j'en ai eu'' ? Vous perdez la tête ! Vous m'avez battue et vous trouvez que vous vous êtes conduit convenablement. "
-" Vous connaissez la comédie qui s'appelle le mari cocu, battu et content. Eh bien, cocu, je crois que je l'ai été. Si vous aviez été fidèle, vous auriez eu un motif pour vous plaindre quand je vous ai rouée de coups. "
-" Ne me plaignez pas. "
-" Comment l'entendez-vous ? Ou vous méprisez ma pitié ou elle est imméritée. Or, si ma pitié est imméritée c'est que mes coups...étaient mérités. "
-" Prenez-le comme vous voudrez. "
-" Donc j'étais cocu. "
-" Je ne dis pas cela. "
-" Vous le laisser entendre. "
-" Je vous laisse entendre que je ne veux pas de votre pitié. "
-" Ne jouons pas sur les mots et avouez-moi franchement que j'étais ... "
-" Ne prononcez pas ce mot infâme. Il me déplait souverainement. "
-" Je vous passe le mot, mais avouez ! "
-" Je ne vous ai jamais trompé. "
-" Dans ces conditions, la proposition que j'allais vous faire n'a aucune raison d'être. "
-Quelle proposition ?
-Il est inutile d'en parler puisqu'elle ne peut exister que si vous m'aviez trompé.
-Eh bien, admettez que je vous ai trompé !
-Cela ne suffit pas. Vous devez avouer.
-J'avoue.
-Cela ne suffit pas. Vous devez le prouver.
MME de Chantever, souriant : -" Vous en demandez trop, à la fin. "
-" Je ne me serais pas permis de vous interpeller il y a quelques minutes si je n'avais pas une proposition à vous faire. Cette proposition peut avoir une conséquence très importante pour nous deux. J'échouerais si vous ne m'aviez pas trompé. "
-" Vous êtes vraiment surprenant. Que voulez-vous de plus ? Je ne vous ai pas trompé ! "
-" Je vous l'ai déjà demandé : vous devez me le prouver. "
-" Mais je n'ai pas de preuves sur moi ! "
-" Peu importe où elles sont, mais il me les faut. "
-" Croyez-vous qu'on emmène partout avec soi ce genre de preuves. Ma parole devrait vous suffire. "
M. de G., s'inclinant : -" Alors, êtes-vous prête à jurer que vous m'avez trompé ? "
-" Je le jure. Vous êtes content ? "
-" Avec qui m'avez-vous trompé ? "
-" Vous m'en demandez trop. "
-" Il est indispensable que je sache son nom. "
-" Je ne vous le dirai pas. "
-" Pourquoi ? "
-" Parce que je suis mariée, voyons ! "
-Et alors, qu'est-ce que ça change ? "
-" Disons que c'est un secret. "
-" Soit, mais cette réponse ne me convient pas. "
-" C'est avec M. de Chantever que je vous ai trompé. "
-" Ce n'est pas vrai. "
-" Et comment le savez-vous ? "
-" Parce qu'il ne vous aurait pas épousée. Mais vous venez d'avouer que j'étais un mari trompé. Donc les quelques coups que je vous ai donnés sont loin de compenser le dommage conjugal que j'ai éprouvé. Vous me devez donc une compensation...d'une autre nature. "
-" Que voulez-vous dire ? "
-" Je dis que vous devez me rendre aujourd'hui les heures charmantes que vous m'avez volées quand j'étais votre mari, pour les offrir à je ne sais qui. "
-" Vous êtes fou. "
-" Pas du tout. Votre amour m'appartenait ! Vos baisers m'étaient dus, tous vos baisers, or vous en avez distrait une grande partie au bénéfice d'un autre...Eh bien, il m'importe qu'une restitution ait lieu comme on doit le faire pour tout vol honteux. "
-" Vous me prenez pour qui ? "
-" Pour la femme de M. de Chantever. "
-" Vous vous moquez. "
-" Non. Chantever m'a trompé. Il a pris ma femme. Mon tour revient aujourd'hui. Vous ne devez opposer aucun refus à un devoir qui m'est légitimement dû. "
-" Et si je disais oui,...vous pourriez... "
-" Mais certainement. "
-" Alors, à quoi bon avoir divorcé ? "
-" À raviver notre amour... maintenant. "
-" Mais vous ne m'avez jamais aimée. "
-" Faux. Je suis même en train de vous prouver le contraire. "
- " Prouver quoi ? "
-" Comment ''quoi'' ? Quand un homme est assez fou pour avoir proposé à une femme d'être son époux et dans un deuxième temps de devenir son amant, cela prouve qu'il l'aime toujours ou je n'y connais rien en amour. "
-" Oh ! Ne confondez pas. Épouser une femme prouve l'amour... ou l'envie mais la prendre comme maîtresse ne prouve...que du mépris. Dans le premier cas, l'homme accepte les responsabilités et les ennuis. Dans le second cas, il va laisser ces fardeaux au mari et ne garde que le plaisir. "
-" Je vais vous dire : Quand on aime, on ne devrait pas épouser parce qu'en épousant, on est sûr d'être trompé. Tandis qu'une maitresse, elle, elle reste fidèle à son amant avec tout l'acharnement qu'elle peut mettre à tromper son mari. Si vous voulez qu'un lien indissoluble se lie entre une femme et un homme, faites qu'un autre mâle soit son époux. Et de cette femme, devenez l'amant. L'amour libre est une chaîne qu'on ne brise pas. Nous, nous avions coupé la ficelle, je vous offre la chaîne, Madame de Garelle ! "
-" Vous êtes drôle, mais c'est non. "
-" Alors, je vais, de ce pas, dire à Chantever, votre mari, que vous m'avez trompé quand vous étiez ma femme. "
-" Et après ? "
-" Eh bien, il ne vous le pardonnera pas. "
-Ne faites pas ça, Henri ! Je vous en prie.
Dans l'escalier, une voix appelle : " Mathilde,...chérie ... "
MME de C., tout bas : -" Mon mari ! "
-" Je vais vous accompagner. "
-" Je ne veux pas. "
-" Mais si. "
-" Non, restez ici. "
-" Alors, acceptez la chaîne. "
LA VOIX de M. de CHANTEVER : -Mathilde chérie, vous êtes là ?
MME de C. : -Laissez-moi maintenant, Henri. Je viendrai vous retrouver ici-même après le dîner.
Mme de Chantever se sauve. Monsieur de Garelle retourne à son fauteuil, s'y laisse tomber et se dit : ''Ce qu'elle est charmante, bien plus charmante depuis que j'ai entendu Chantever l'appeler : ''Mathilde chérie'', avec ce ton de propriétaire qu'ont tous les maris.