Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano
Verdi est un auteur difficile. Très populaire, certes, mais est-il vraiment si connu ? Si compris? On lit tout et son contraire sur cette Giovanna d’Arco que la Scala redécouvre après l’avoir oubliée depuis 1865, sur un livret de Temistocle Solera et d’après la tragédie de Schiller Die Jungfrau von Orleans (qui n’est pas pour mon goût l’une de ses meilleures pièces). Verdi est redoutable parce que souvent très difficile à mettre en scène d’une manière convaincante à cause de livrets hautement improbables. Comme c’est un auteur populaire, le public a de plus tendance à demander le minimum syndical en matière de mise en scène, des décors illustratifs, de la couleur et des beaux costumes, quelques mains sur le cœur, quelques genoux en terre, des contre ut à plaisir. Et c’est plié.
Mais c’est aussi un auteur difficile à chanter : comme il a écrit sur environ 50 ans, il a évolué, s’est adapté du style en vogue à ses débuts fait de bel canto et d’acrobaties vocales au style en vogue en 1893, post wagnérien, avec un Falstaff qui a des liens de grande parenté avec Die Meistersinger von Nürnberg.
Le problème avec Verdi c’est que c’est toujours complexe là où on pense que c’est simple et direct, et en plus, pour le Verdi des débuts, on met tout dans le même sac sous le titre « opéras de jeunesse » ou « jeune Verdi ». Peut-on penser que des chefs d'oeuvre comme Nabucco ou Ernani soient des opéras « de jeunesse » avec tout ce que l’expression sous entend en terme d‘inachèvement ou de maladresses ? Or, il y a des jugements à l’emporte pièce sur Verdi qui ignorent la réalité très diverse du compositeur, en perpétuelle évolution, en perpétuelle recherche, et qui finira par Falstaff, un coup de génie et de fraîcheur écrit à 80 ans. Verdi n’est pas moins génial jeune, il a simplement à se faire connaître et à s’imposer, et s’appuyer sur les modes du temps, et donc il n’écrit évidemment pas dans le même contexte que lorsqu’il est le patriarche de Sant’Agata. C’est sûr, ce sont des vocalités différentes, ce sont des livrets différents, des histoires différentes ou quelquefois revues, mais ce sont des musiques toujours élaborées et jamais bâclées.
À l’orchestre, ce qui frappe, c’est aussi la difficulté à faire émerger ce qui est toujours présent chez lui, une certaine subtilité de l’écriture. Au-delà du Zim boum boum qu’on lui fait dire à ses débuts, ou que certains chefs affectionnent, il y a toujours des moments où la mélodie emporte tout, où la construction mérite de faire émerger telle ou telle phrase peut-être dissimulée, qui va annoncer des œuvres bien plus tardives: d’où l’extraordinaire écart entre la routine zimboumesque, fréquente et applicable à tous ses opéras, y compris les plus grands (j’ai entendu des Otello fracassants et cassés, sans parler des Aida de cirque) et la permanente recherche de la profondeur et de la subtilité, y compris là où l’on ne l’attend pas: un Verdi cristallin est toujours une réserve à surprises.
Le sens du théâtre chez Verdi se lit chez les rares chefs qui sont les plus raffinés, ceux qui recherchent le son juste et non pas ceux qui font du bruit. Muti dit souvent « Verdi comme Mozart » voulant souligner des lignes fines, des constructions élaborées, pour faire admettre une sorte d’égale dignité. Verdi n’a sans doute pas besoin d’être comme Mozart, il lui suffit d’être lui-même, et c’est déjà un tel puzzle que bien peu de chefs sont de grands verdiens. Il y eut Toscanini, il y eut Serafin, il y eut Abbado, il y eut Karajan, il y eut Solti, il y eut même Erich Kleiber (et son fils Carlos pour Otello et Traviata), il y a encore Muti ( très grand metteur en son), encore Levine (très grand chef de théâtre pour Verdi) et pour moi il y a aujourd’hui aussi Gatti, sans doute aujourd’hui le plus raffiné et le plus profond (Son Trovatore, sa Traviata, son Falstaff…). Chacun d’eux eurent et ont un cheval de bataille, jamais le même, tant Verdi est un labyrinthe.
C’est le propre des auteurs « populaires » de ne pas toujours être pris pour ce qu’ils sont et d’avancer souvent masqués.
Comment nier que sur l’ensemble d’une œuvre aussi fournie il y ait des réussites plus ou moins affirmées ou quelques ratages ? Mais quelle que soit l’œuvre, quelque chose transpire, une trouvaille, un rythme, un halètement, une vie : il y a toujours un moment de suspension qui nous prend, une chaleur prête à s’exhaler, il y a toujours la musique, derrière le son.
Comme le chant reste chez Verdi un élément fondateur et prépondérant, on a souvent sacrifié le chef aux voix, et si l’on regarde le marché aujourd’hui, il y a peu de chefs de très grande envergure qui osent Verdi. C’est pour moi un signe. On regarde du côté de l’Italie où l’auteur national veut des chefs indigènes, mais dans le nombre, combien de chefs de répertoire qui sont des routiniers, qui garantissent la soirée, mais jamais ni la grandeur ni l’extase.
Moi même, pendant toute ma carrière de spectateur, j’ai vécu peu de moments verdiens délirants : car avec Verdi, le triomphe vire immédiatement au délire lorsqu’au plateau s’ajoute un vrai chef : Boccanegra ou Macbeth avec Abbado, Otello avec Kleiber, Aida avec Karajan, un soir de Nabucco avec Muti, l’Ernani splendide du même Muti en 1982, tellement critiqué lors des représentations, et qui pourtant a produit l’enregistrement que l’on sait et tout récemment encore l’Ernani de Levine au MET, sans doute le dernier grand verdien vivant, ou le dernier Falstaff de Gatti à la Scala en octobre dernier.
Il y a toujours chez ces chefs une pulsion théâtrale, une respiration qui halète, mais aussi des moments de lyrisme inouï, des raffinements qui vous laissent pantois (entendez l’orchestre qui pleure au final du Boccanegra d’Abbado !) ou des explosions saisissantes, comme l’explosion initiale de l’Otello de Kleiber, celui de 1976 et celui de 1987. Stupéfiant.
La question du jour, ce ne sont pas les chefs (même s’il y a si peu de grands Verdiens) , mais les voix. Les voix verdiennes sont encore plus rares, contrairement à ce qu’on lit çà et là : trois ou quatre sopranos pour Verdi à des degrés divers (Harteros, Netrebko, Radvanovski, Meade peut-être), un seul ténor (Meli) les autres sans intérêt ou des Urlando furioso. Il y aurait Alagna, bien sûr, avec sa voix de soleil, mais il semble hésiter dans ses choix, il reste que le Verdi français lui tend les bras. Dans les barytons, il y aurait Tézier, seul successeur aujourd’hui de Cappuccilli mais il n’y a pas une basse (Furlanetto est en fin de carrière) qui atteigne les sommets d’un Ghiaurov. Même s’il y a beaucoup de basses très correctes sur le marché, aucune ne vit Verdi et ne l'incarne. Il manque dans ce paysage beaucoup d’italiens, mais la situation du chant en Italie, la formation en capilotade, le manque de figures de proue, la situation des théâtres et de la culture en général au pays de Verdi expliquent cette situation désespérante. Composer une distribution « de légende » est aujourd’hui une gageure, comme faire une distribution wagnérienne l’était dans les années 70 ou 80.
C’est dans ce contexte qu’il faut décrypter cette production de Giovanna d’Arco. Bien sûr, chaque époque a ses stars, elles ont aujourd’hui pour nom Netrebko, Stemme, Harteros aujourd’hui : toutes ont chanté Verdi, avec pour chacune de grands moments, mais qui de ces trois là pourrait être « verdienne » au sens où une Leontyne Price l’était, ou une Martina Arroyo, ou une Renata Scotto ?
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
C’’est pourquoi la distribution de Giovanna d’Arco affichée par la Scala était ce qu’on peut faire de mieux pour Verdi aujourd’hui, dans un opéra où le chant est particulièrement difficile, notamment pour la protagoniste qui doit chanter du do grave jusqu’au ré, c’est à dire qui soit un lirico spinto, presque soprano dramatique, avec une culture bel cantiste qui permette les agilités, les notes filées, la morbidezza. On sait que les héroïnes initiales de Verdi sont vocalement tiraillées entre ces extrêmes, les Elvira (Ernani), les Odabella (Attila), les Abigail (Nabucco) sont très difficiles à distribuer (il n’y pas pas une Leyla Gencer par génération). Anna Netrebko semble être aujourd’hui effectivement la plus adaptée, elle qui a commencé par chanter Mozart, qui s’est adonnée au bel canto (sa Giulietta de Capuleti e Montecchi était impériale, sa Bolena fut merveilleuse), c’est à dire un chant contrôlé, une technique de fer, mais aussi du volume et une certaine largeur…tout cela doit aboutir un jour à Norma d’un côté, à Leonora (Trovatore) ou Lady Macbeth de l’autre. Pour elle une partie du chemin est faite, mais les transformations de la voix vont quelque fois plus vite que le chemin à parcourir…
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Car la voix d’Anna Netrebko s’est élargie, s’est même épaissie d’une manière stupéfiante : elle chante en concert Madeleine de Coigny, d’André Chénier, avec une voix incroyablement large. Difficile de garder intactes des qualités bel cantistes, de technique raffinée, de retenue et de contrôle de la voix. Et de fait, si sa Giovanna d’Arco est tout à fait remarquable, la Netrebko n’a plus tout à fait la voix voulue : pendant le premier acte, les notes sont un peu courtes, les agilités moins aisées, et conjuguent difficilement volume et largeur d’un côté, agilité et contrôle de l’autre, même si la deuxième partie de l’opéra est vraiment remarquable : son « L’amaro calice sommessa io bevo » de l’acte III est vraiment exceptionnel ainsi que son « contro l’anima percossa » de l’ensemble final qu’elle domine très largement. La voix est cependant devenue trop grande et trop charnue et a un peu perdu de la souplesse nécessaire pour certaines pièces de la joaillerie verdienne.
Entendons-nous bien, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui une autre chanteuse capable d’affronter le rôle aussi bien qu’elle, et elle s’en sort avec les honneurs : mais Verdi est tellement complexe et difficile, et vocalement tellement casuiste, qu’elle n’a plus tout à fait le profil aujourd’hui pour ce type de rôle, et pour Giovanna en particulier.
Francesco Meli était Carlo, c’est aujourd’hui le ténor italien le plus valeureux, notamment pour ce répertoire, car il a chanté d’abord Rossini et les romantiques, ce qui impose une discipline de fer à la voix , et un contrôle de tous les instants: la voix est claire et lumineuse, la technique est imparable, il y a longtemps qu’on n’a pas entendu un ténor aussi rigoureux et aussi propre, avec une ligne de chant, une tenue de souffle exemplaires. Si l’on veut comprendre ce que veut dire technique de chant, il faut l’écouter, et notamment ses modulations sonores : aucun son fixe, aucune note dardée, tout est chanté, tout est parfaitement en place, avec une ligne mélodique à faire pâlir. Oui, Meli est le plus grand ténor italien aujourd’hui, le seul qui défende une manière de chanter qu’on croyait perdue pour Verdi.
Et pourtant la voix peine dans les hauteurs et les suraigus, notamment ceux lancés dans la vaillance, on l’avait remarqué dans Trovatore (en particulier pour «Di quella pira »), ici dans les parties de vaillance, là où orchestre et chœur sont lâchés, il a un peu plus de difficultés à se faire entendre. Mais avec une voix et une technique pareilles, le premier Verdi est quand même pour lui.
Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Une deuxième réserve procède peut-être de sa maîtrise technique : il est tellement attentif au chant et veille tellement à cette perfection de porcelaine qu’il lui manque peut-être sur scène une spontanéité, une vie intérieure et une flamme si indispensables pour affronter les grands rôles verdiens. Ce qui peut passer chez Rossini ou Bellini ne passe pas chez Verdi : s’il manque un feu intérieur, s’il manque l’engagement, on reste insatisfait. Le chant de Francesco Meli est magnifique, mais encore dans le verre, encore sous vitrine, encore peut-être insuffisamment incarné, il ne se lâche jamais et n’est jamais scéniquement trop engagé : ce que certains traduisent « il chante tout très bien, mais tout de la même manière ». S’il est magnifique, il n’est jamais bouleversant. C’est la tête sans la tripe. L’admiration est esthétique, rarement théâtrale. Plus que les suraigus, je pense qu’il devrait travailler d’abord la vibration « animale » si essentielle pour que Verdi fonctionne à plein et se libérer sur scène. Disons à sa décharge que le personnage de Carlo, ce rôle d’icône dorée et statufiée que lui donne la mise en scène ne l’aide pas à « se lâcher » et contribue fortement à cette distance qui me chagrine ici quelque peu.
Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
J’ai eu la chance d’entendre Carlos Alvarez dans le rôle du père abusif Giacomo (une sorte de Germont), qui sortait de maladie (il n’a pas chanté les premières représentations). J’ai pour Carlos Alvarez une très grande indulgence depuis son Posa de Don Carlo à Salzbourg dans la mise en scène de Wernicke avec Maazel au pupitre en 1998, ce qui ne rajeunit pas : une voix d’une suavité exceptionnelle, une douceur bouleversante , d’une jeunesse chavirante: il triompha et reste le seul à avoir marqué ma mémoire (même si Filippo II était déjà René Pape…) .
Bien sûr, la voix est aujourd’hui moins claire, moins douce, moins suave, mais elle bouleverse toujours car lui a la vibration verdienne; ses interventions sont incarnées, elles sont vivantes, et ce Giacomo-là, même si le rôle est un peu brut de décoffrage (le personnage est impossible), est plus humain, plus vécu que les autres personnages. Si Verdi était là ce soir, il vivait surtout en Alvarez, dont les deux derniers actes étaient totalement engagés, prenants, étreignant le cœur pour nous rappeler comment on doit entrer en Verdi. Il suffit d’écouter dans son air initial du 3ème acte « Speme al vecchio era una figlia », avec quelle variété de couleur il chante le vers final « quella misera sottrar » avec un orchestre qui n’est pas sans rappeler celui de Simon Boccanegra.
Dmitry Belosselskyi en Talbot, le méchant anglais, chante avec énergie, mais n’a pas la couleur que j’aime chez les basses verdiennes. Cela chante mais cela ne vibre pas trop non plus (c’était aussi patent dans son Silva d’Ernani à New York l’an dernier, très en place, peu en âme). Mais le rôle est bref. Il reste qu’un « Wanted basse pour Verdi » serait bienvenu dans les petites annonces. Les basses bonnes ne manquent pas sur le marché, mais les grands rôles de basse chez Verdi sont exigeants et surtout pas interchangeables. Tous les Filippo II ne sont pas des Fiesco par exemple (René Pape n’a d’ailleurs pas abordé ce dernier).
On va trouver que je suis en train de couper des cheveux en quatre, mais j’essaie simplement de faire percevoir l’extrême complexité des exigences verdiennes, et notamment de ce Verdi-là, dans cette salle-là. On voit tellement de Verdi « fast food », tellement de Verdi tout venant que cela finit par instiller des jugements faussés, voire dégrader celui qui reste l’un des plus grands.
Or Giovanna d’Arco n’a jamais été retenu comme un des grands chefs d’œuvre et on le joue si rarement que je ne l’ai vu que deux fois, à Bologne dans une mise en scène de Werner Herzog et déjà Riccardo Chailly (qui était alors le directeur musical du Comunale) et cette fois-ci à la Scala. C’est paradoxalement l’un des opéras de Verdi que j’ai écoutés le plus et que je connais donc le mieux (dans l’enregistrement irremplaçable et référentiel de James Levine avec Caballé, Domingo, Milnes, tous jeunes et éclatants – Domingo !- et pas dans le dernier venu de Salzbourg) comme on écoute des musiques agréables et engageantes dans des situations diverses, le matin au réveil, en voiture pour un long trajet, en fond lorsqu’on cuisine. Une musique rythmée, des ensembles vigoureux, des airs qu’on retient bien et quelques mouvements d’émotion donnés par un Domingo en grâce et une Caballé de rêve. J’écoute souvent Rossini que j’adore, dans les mêmes conditions, celles qui ouvrent des jours heureux, qui vous rendent de bonne humeur toute la journée.
C’est dire que j’aime Giovanna d’Arco, et que je ne méprise pas cet opéra.
Il reste que j’ai des doutes pour ce choix pour une Prima.
Je comprends Riccardo Chailly, qui a voulu rester fidèle à une œuvre depuis longtemps défendue, et qui a voulu donner l’aura de la Première et donc le regard Mondovisuel à un opéra de Verdi qui sinon n’aurait pas eu les honneurs des médias comme à cette occasion. De plus, reprendre un opéra de Verdi non joué à la Scala depuis 1865 faisait parler le Landerneau lyrique, mais la Prima est aussi l’occasion de rendre témoignage de l’état du théâtre, de l’état des masses artistiques, ballet compris et donc exige un opéra aux dimensions plus larges ou même plus populaire, voire plus racoleur : l’epos est de mise le 7 décembre. Giovanna d’Arco est au contraire assez bref, mais c’est peut-être un avantage à la Prima que de laisser le temps à tous les inutiles qui peuplent la salle ce soir là d’aller ensuite dîner pas trop tard et aux TV de ne pas voir se prolonger une soirée d’opéra au delà du supportable pour les indices d’audience.
Riccardo Chailly a défendu l’œuvre avec vaillance, avec son énergie coutumière sans ce volume excessif remarqué à Turandot. La première de Turandot était son entrée officielle comme directeur musical et cette Prima était son premier 7 décembre ès qualité, ceci pour la chronique. Il a merveilleusement dirigé l’ouverture, l’une des « Sinfonie » les plus réussies de Verdi, notamment le crescendo initial aux cordes, et le jeu sur les bois, délicate antithèse avec les envolées aux cuivres, et avec son final en tarantelle brutale qui emporte tout sur son passage (qu’il faut oser s’agissant d’un personnage comme Jeanne d’Arc) et qui finit en explosion sonore étourdissante – Verdi est grand, très grand !- , Chailly a tout aussi magnifiquement accompagné certains moments et notamment les chœurs, tout à fait exceptionnels dirigés par Bruno Casoni, qui ont montré que dans ce répertoire ils sont irremplaçables. Certains autres passages cependant me sont apparus moins réussis, notamment les équilibres entre musiques de scène et fosse, ou dans l’ensemble un relatif manque de lyrisme et quelquefois de rondeur que cette musique encore très romantique m’inspire. C’est tout de même une direction sans failles, très carrée, très architecturée, mais pas toujours si sensible, ce que je reproche quelquefois à d’autres Verdi de Riccardo Chailly.
Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Cette Giovanna d’Arco reste donc très bien menée, et à quelques détails (très personnels) près, magnifiquement dirigée, comme dans le duo Giovanna/Giacomo (de l’acte IV) qui reste pour moi le moment le plus lyrique et le plus intense à l’orchestre, et aussi l’un des moments mélodiques les plus réussis de l’opéra.
« Pensier non ho, non palpito
che non sia volto a te » (Giovanna)
– « chiari la mente a me » (Giacomo)
Mais la question c’est aussi la complexité du sujet : Jeanne d’Arc est une héroïne symbolique en France, l’héroïne de la défense de la patrie, confisquée sans trop de scrupules quelquefois par des partis politiques qui n’ont de Jeanne d’Arc ni la grandeur, ni la sainteté, ni l’honnêteté, mais peu utilisée au théâtre et peu à l’opéra (c’est à l’étranger avec Schiller, Verdi, Tchaïkovski, qu’elle est assez bien servie), en France, la Jeanne au Bûcher d’Honegger, ou la Pucelle d’Orléans de Voltaire, plutôt ironique, ne sont pas des œuvres canoniques et les seules grandes références sont, à part la magistrale Jeanne d’Arc de Michelet, qu’on ferait bien de relire, presque exclusivement cinématographiques avec La Passion de Jeanne d’Arc, avec Falconetti, de Carl Dreyer, ou même Robert Bresson ou Jacques Rivette.
Le destin personnel de Jeanne, Les replis psychologiques, son histoire emblématique en font au total un personnage plus cinématographique d’opératique.
Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
En plus, il reste difficile de mettre en opéra le procès, voire le supplice.
Schiller avait tourné volontairement le dos à la vérité historique, faisant de Jeanne un personnage tragique pris entre son destin historique, sa pureté et ses amours terrestres : il la fait mourir devant Paris (où elle fut blessée) montant au ciel entre son père repenti et son roi amoureux et désormais seul. Difficile à admettre en France où je ne sais même pas si l’œuvre a été jouée un jour à Paris.
Jeanne chez Schiller et Verdi est amoureuse de l’icône royale qu’est Charles VII, un roi discuté dans l’histoire, et ici icône et amour, et elle est victime pour cela d’un père abusif, un de ces pères très XIXème qui n’a qu’une obsession, le qu’en dira-t-on devant une femme qui vit au milieu des hommes et qui risque chaque jour de perdre sa pureté. C’est d’ailleurs son obsession : elle sauve la France et papa demande si elle est restée vierge. Dans mon jeune temps, Pierre Daninos faisait dire à la gouvernante anglaise donnant des leçons de stoïcisme aux jeunes filles « ferme les yeux et pense à l’Angleterre », Jeanne d’Arc pense à la France en gardant les yeux ouverts, et sans jamais penser à ça .
C’est bien le problème de Giovanna d’Arco, une intrigue ténue qui suit quelques épisodes de la vie de Jeanne, des personnages sans consistance ou difficilement concevables comme le père. Jeanne, navigue entre l’héroïne en armure, la sainte en devenir, la petite et tendre bergère, le père est tout d’une pièce, tout méchant d’abord (et traître par dessus le marché qui va vendre sa fille aux anglais) et tout gentil ensuite quand il est trop tard et qu’il découvre que sa fille est pure, et un roi qui ne sait pas trop quoi faire de sa peau quand Jeanne n’est pas là sinon lui promettre l’avenir radieux des icônes (« Vale, o diva ! Qual patrio retaggio/Tu vivrai d’ogni Franco nel cor »).
Que faire avec tout ça, qui n’est pas bien passionnant, lorsqu’on est metteur en scène au XXème siècle?
Autant Patrice Caurier et Moshe Leiser ont réussi avec Norma à Salzbourg et Zurich un travail de transposition dans le monde de la résistance française, autant avec cette Giovanna d’Arco, autre figure de résistance, ils se contentent de faire une figure de l’hystérie, qui a un compte à régler avec son père (trop proche, trop insistant et presque incestueusement jaloux) et préfère vivre sa vie de substitution au service du Roi rêvé, évidente figure paternelle qu’elle rêve amoureux et dont elle tombe amoureuse.
La scène s’ouvre sur un intérieur XIXème où la jeune fille est dans son lit, observée par un père et des servants, tous angoissés, et où elle entre en crise au moment où apparaissent en transparence le chœur et Carlo, statue dorée sortie d’une tapisserie, d’un retable ou sculpture vivante, en bref tout sauf de la chair.
L’histoire à partir de là ne sera qu’alternance de fantasme et de réalité, jusqu’à se superposer : le monde du fantasme permettant de la couleur, des costumes, des grands décors (la cathédrale de Reims) des assemblées nombreuses, en bref l’épique, et celui plus réaliste et intime de l’intérieur bourgeois, sans lumière, grisâtre, avec le pauvre petit lit de Jeanne et les deux univers jouant quelquefois l’un avec (contre/de) l’autre, mais sans vraie conviction. L’héroïne et la victime s’emparant tour à tour de l’image de Jeanne : armure d’or, étendard, mais aussi chemise de nuit, l’un le disputant à l’autre, quelquefois maladroitement d’ailleurs.
Les deux metteurs en scène se sont sortis du guêpier par la petite porte, sans grandes idées, sans vraie ligne, sans travailler plus que cela le jeu des acteurs ou les niveaux de lecture : Meli empêtré dans son or ou sur son cheval de bois (scène finale) ne fait rien, c’est d’ailleurs un peu son rôle, Netrebko est un peu gênée, surtout lorsqu’elle doit enfiler ou défaire son armure, seul Alvarez est plus cohérent parce qu’il est dans un seul univers, les pères abusifs étant une tradition dans certains Verdi, on peut toujours puiser dans ses souvenirs.
Il en résulte un travail au total illustratif, qui oublie vite l’hystérie initiale ou qui renonce à l’exploiter, et qui laisse le public jouir de tableaux d’ensemble photographiques. Il ne se passe rien de prenant, rien qui ne puisse accrocher le spectateur.
La question est de savoir s’il peut se passer quelque chose avec cette histoire, avec ce livret, et s’il ne vaut pas mieux se laisser aller à la musique, sans chercher à trouver quelque chose derrière les yeux. Ce travail sans intérêt, presque inachevé, assez médiocre (qui n’a même pas une idée comme celle de la salle d’injection létale qu’on avait vue dans leur Maria Stuarda à Londres) laisse un peu le spectateur sur sa faim : il n’y a pas un moment qui vibre ou qui secoue, cela reste plat et sans âme.
Vu l’accueil du public de la Scala à la modernité, et vu l’intérêt habituel démontré par ce public très particulier et sa chaleur polaire à remercier la troupe au moment des saluts, on peut se demander si cela ne suffit pas.
Cela ne suffit pas en tous cas à rendre cette Giovanna d’Arco historique. C’est un spectacle en bon ordre, un Verdi musicalement réussi, mais sûrement ni une pierre miliaire dans l’histoire de l’interprétation verdienne, ni évidemment dans celle de la mise en scène.
Il reste à savoir s’il était possible de faire mieux ou au moins autrement…
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala