1.6 Le truc des Bourses et des Clés

Publié le 27 décembre 2015 par Albrecht

Nous allons traiter à part les deux seuls objets portés par l’Ange lui-même,   rattachés à sa ceinture par des rubans. Ce sont aussi les seuls dans lequel un même objet est répliqué  : six clés, trois bourses. Ce sont enfin les seuls sur lesquels Dürer nous a laissé un semblant d‘explication, sous forme d’un annotation lapidaire en marge d’un croquis préparatoire :

« la clé représente le pouvoir, les bourses représentent la richesse ».

(Schlüssel [betewt] gewalt, pewtell (Beutel) betewt reichtum)

Bourses et clés en 1514

Pour situer d’emblée la difficulté de l’interprétation avec un artiste aussi prolixe que Dürer, voyons deux autres exemples qu’il a produit cette même année 1514, dans des contextes totalement différents.

La Madonne aux Remparts, Dürer, 1514

Dans cette Vierge vêtue en bourgeoise,  assise devant les remparts de Nuremberg, la bourse et les clés (absentes  habituellement dans les madonnes de Dürer) servent un pieux sentiment de proximité et d’identification.

Couple de paysans dansant,  Dürer, 1514

Chez cette paysanne au contraire,  elles jouent un rôle comique : tandis que le paysan débraillé et obscène (voir le fourreau troué) ne songe qu’à danser, la femme tient prudemment  les cordons de la bourse.

En général, la bourse et les clés, parfois associées comme ici avec un couteau, se portent près de la ceinture, pour d’évidentes raisons de sécurité.


Visitation, détail, Dürer,1503

Dans ce seul cas, la bourse pend nettement plus bas, presque au niveau du genou.


Marge du Livre de Prieres de l’Empeureur Maximilien
Dürer, Munich Staatsbibliothek

Ici, c’est au contraire le trousseau qui pend au niveau du genou.

Le trousseau de clés


Il ne comporte pas quatre cIés comme on le lit souvent, mais six (deux sont plus courtes et leur panneton est caché, mais on voit bien leur anneau sur le ruban).

La première clé est plus grosse et isolée des autres. M.Calvesi [1] est le seul a avoir souligné ce détail. Il interprète la mention de Dürer : « la clé représente le pouvoir » comme signifiant le pouvoir de transmutation. Il le relie au I de l’inscription « MELENCOLIA I », pour conforter son interprétation de la gravure comme représentant la première oeuvre (la première « clé ») du Grand Oeuvre alchimique (qui traditionnellement en comporte quatre ou sept).

L’argument serait plus convainquant s’il n’y avait pas six clés.


La première clé

Elle diffère des autres par sa taille, mais aussi par sa forme : son anneau est plat (celui des autres est torique),  ce qui justifie la petite proéminence sur la partie supérieure, qui  facilite la préhension. Elle possède en outre un motif circulaire à la jonction entre l’anneau et la tige.

A la réflexion, sa situation semble peu naturelle : l’anneau est situé au dessus du ruban, et la tige en oblique n’est pas en position d’équilibre,  comme si cette clé échappait à la pesanteur (la dernière clé du trousseau est également en oblique, mais on voit que c’est parce qu’elle est soulevée par un pli de la robe).

Une illusion graphique


Compte-tenu de la précision du dessin (on pourrait presque reconstruire la serrure d’après les motifs du panneton), toute maladresse est exclue :  soit Dürer veut nous suggérer que la première clé est en mouvement (en train de glisser le long du ruban pour rejoindre les autres, ou en train de « léviter » surnaturellement) ; soit il faut comprendre que la « collerette » située juste en dessous de l’anneau ne fait pas partie de la clé, mais représente une boucle du ruban autour de la tige (en bleu) : ce qui explique les deux anomalies, la position en hauteur et en oblique.

On remarque également que que le ruban qui tient les clés est doublé pour plus de sécurité ; cela permet aussi de l’attacher facilement au lien de cuir fermé par une boucle, lui même passé à la ceinture de la robe.

Avec l’énigme de la clé en suspension ou nouée, Dürer pousse aux limites la précision et le réalisme du graphisme, et attend du spectateur qu’il pousse lui-aussi aux limites ses capacités d’analyse et de logique.

Moralité des clés

La première clé, la plus grosse, la plus ornée, située à l’écart et au-dessus des autres, semble n’en faire qu’à sa tête et échapper aux lois de la nature  : en fait elle s’y soumet et même doublement,  car elle est doublement liée.

La maxime des clés serait en somme : « plus on est puissant, moins on est libre ».  

Les bourses


Elles sont posées côte à côte dans un repli de la robe. Rien d’étonnant à trouver une bourse, même volumineuse,  en tant qu’accessoire pour dames, de nombreuses gravures l’attestent. Il existait même un modèle avec trois petites bourses cousues autour d’une autre, mais ce n’est pas le cas ici : les trois bourses sont indépendantes.

La longueur du ruban

Nous avons vu qu’en général, la bourse se trouve au niveau des clés. Melencolia I présente une double exagération : non pas une bourse, mais trois. Non pas un lien court, mais un lien tellement long qu’il permet aux bourses de traîner par terre, lorsque l’ange si lourdement lesté s’assoit.

Table pour Asymus Stedelin
Martin Schaffner, 1533, Museumlandshaft Hessen, Kassel

Cette exagération est tellement typique qu’elle a été retenue telle quelle, vingt ans plus tard, pour ces belles dames habillées à la mode de Melencolia I.


Le truc des rubans


Derrière le double ruban des clés, un autre double ruban (en vert) descend jusqu’aux bourses, et disparaît derrière la première. La comparaison est éclairante : si les clés nécessitent un double ruban pour les assujettir à la ceinture, a fortiori les bourses, plus lourdes et plus précieuses… or on ne voit que deux brins descendre jusqu’aux bourses, là où on devrait en compter quatre.

Panofsky a bien noté ce détail :  « les bourses, au lieu d’être attachées à la ceinture par les rubans, ont glissé négligemment sur le sol ». [2]


Une illusion graphique

Essayons de reconstituer les faits :  Melencolia a débouclé le lien de cuir, dégagé un côté du double ruban des bourses, laissé choir celles-ci sur le bas de sa robe avant de s’asseoir, puis rebouclé le lien de cuir. Quant au double ruban, coincé sous une des bourses, il est resté en place le long de la cuisse. Tout ceci est bien irréaliste.

Le réalisme affiché des bourses et des rubans fonctionne ici comme un trompe-l’oeil redoutable : nous voyons avec certitude les bourses attachées, mais la réflexion prouve qu’elles ne le peuvent pas l’être.  L’illusion est à double détente : d’abord, le ruban guide l’oeil jusqu’aux bourses cachées dans le pli de la robe, qui semblent donc symboliser l’avarice et la dissimulation typique des mélancoliques : dans un second temps, le même ruban nous dit que l’ange s’est volontairement détaché de ses bourses, mais n’a pas renoncé à ses clés.

Moralité des bourses

Ainsi Dürer, cet artiste à succès, ce saturnien comblé par la Fortune, nous montre des bourses qui ne tiennent pas vraiment à leur propriétaire, donc auxquelles leur propriétaire ne tient pas.  Tandis que les clés, au contraire, sont bien attachées, et même à double lien.

Complétant la mention manuscrite de Dürer, bourses et clés seraient la métaphore d’un détachement relatif, disant en quelque sorte : « Lâchez la richesse, mais gardez le pouvoir ! »

Nous proposerons dans 7.2 Présomptions une interprétation plus précise de cette maxime.


Quelle est la raison de ces jeux ? L’optimisme pré-scientifique d’un grand intellectuel, désireux d’enseigner l’importance des détails qui clochent et de nous persuader que toute anomalie apparente a en définitive une explication rationnelle ? Ou bien au contraire la résignation d’un très grand artiste, qui aurait pressenti avant l’heure la part d’indécidable que  toute représentation suppose ?

Références : [1] « A Noir (Melencolia I) » Maurizio Calvesi, Storia del Arte 1:2, 1969, p 54 [2] Saturn and Melancholy » de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl
1979, p.318 http://monoskop.org/File:Raymond_Klibansky,_Erwin_Panofsky,_Fritz_Saxl_Saturn_and_melancholy_studies_in_the_history_of_natural_philosophy,_religion_and_art_1979.pdf