Salonique, nid d’espions
Notre envoyé spécial à
l’armée d’Orient, M. Albert Londres, nous a tenus au courant par
télégrammes des faits de guerre dont la Macédoine vient d’être le théâtre et,
depuis la trêve de fait due à l’hésitation des coalisés, nous a dit l’effort
que font nos troupes pour rendre Salonique imprenable.
Par la lettre que
voici, il nous décrit en détails pittoresques la vie même de Salonique,
infestée d’espions et toute enfiévrée.
(De notre envoyé spécial.)
Salonique, décembre.
Salonique est en accès de fièvre, et si les villes avaient
un cœur, de tous les cœurs des villes c’est celui de Salonique qui battrait le
plus fort. À chaque pas que l’on fait sur son quai et dans ses rues, on sent
que l’on heurte de l’émotion, de la crainte, de l’angoisse, de l’espoir, de la
peur, de l’espionnage et de l’affolement.
Vous marchez tranquillement, quelqu’un vous abat sa main sur
votre bras et vous dit : « Les officiers de marine qui étaient en
ville viennent d’être rappelés en tout hâte sur leurs bateaux. » On
répond : « Bon, très bien ! » Mais le quelqu’un n’est pas
satisfait et vous a glissé dans l’oreille : « J’en conclus que c’est
cette nuit que la flotte va bombarder. » Vous tâchez de vous perdre dans
la foule et de courir à vos affaires. Mais si vous avez eu le malheur de jeter
seulement votre pardessus sur vos épaules on vous attrape par la manche et l’on
vous dit : « Vous savez qu’un sous-marin grec vient de rentrer dans
le golfe, trois torpilleurs français l’ont arrêté et ont l’œil sur lui, s’il
bouge d’un mètre ils le coulent. » « Bon, très bien ! »,
dit-on ; mais la personne qui tient encore votre manche insiste :
« Ce sera l’incident qui déclanchera tout. » Vous vous glissez de
nouveau dans la foule, cette fois on vous court après et un ami vous dit :
« Viens ! » On demande : « Où donc ? » Il
répond : « Tu verras », et il vous conduit dans la salle à
manger d’un hôtel. En vous montrant le général anglais la cuiller à la main, il
vous dit : « Regarde. » On regarde et on demande :
« Qu’a-t-il donc de spécial ? » On vous répond : « Tu
ne vois pas la tête qu’il a ? »
Et on vous explique : « Il s’asseyait pour
commencer son dîner, il était tranquille comme d’habitude quand un marin
anglais est arrivé porteur d’un pli. Il l’ouvrit et tout en le lisant changea
de figure, depuis, contre son ordinaire, il mange nerveusement et se
dépêche. »
Puisque le bonheur vous a conduit dans une salle à manger
vous en profitez pour vous asseoir devant une table. Vous pensez ainsi avoir
une demi-heure de sérénité, vous avez trouvé un camarade de Paris, vous vous
dites : on va causer des boulevards. Vous n’en êtes pas au potage qu’une
de vos connaissances ouvre la porte, s’appuie les deux poings sur votre table
et s’écrie tout bas : « Mes enfants, je vous cherchais. » On lui
répond : « Vas-y ! » Il y va : « Des patrouilles
de sous-officiers sans arme parcourent la ville et font rentrer immédiatement
au camp tous les soldats permissionnaires qu’ils rencontrent. Il se prépare de
grands événements pour cette nuit, on va veiller l’arme au pied. » La
connaissance reprend aussitôt : « Ce n’est pas tout », et elle
continue : « Le gros de la flotte vient de recevoir l’ordre de
quitter Malte sur l’heure et d’accourir ici. » Heureusement que vous êtes
à table et que vous pouvez un moment noyer dans le bruit de la porcelaine
l’avalanche de ces nouvelles.
Les consuls veillent…
Vous entrez dans un restaurant, que voyez-vous ? Le
consul de Bulgarie et un officier français mangeant en tête-à-tête sur une
petite table. Pourquoi ? Parce que l’officier français n’a trouvé qu’une
seule place de libre, à la table il y avait déjà un monsieur qu’il ne
connaissait pas, il a demandé au monsieur : « Cette place est-elle
libre ? » Le monsieur a répondu : « oui » et les voilà
qui se font des politesses à se passer les plats.
Vous allez à notre camp d’aviation. Quelle est la personne
qui, le nez en l’air, contemple avec tant d’amour les oiseaux nés en
France ? C’est M. le consul général d’Allemagne. Notre aviateur ne
peut tout de même pas démolir son appareil pour lui descendre dessus.
Vous faites quelques pas sur le port. Voilà des troupes qui
arrivent. Quel est ce monsieur, qui essuie son binocle pour mieux regarder,
quel est cet admirateur passionné des armées françaises et anglaises qui ne rate
pas un seul débarquement ? C’est M. le consul général d’Autriche.
Puis il y a aussi M. le consul général de Turquie.
M. le consul général de Turquie fait
les tramways.
Maintenant observez autour de vous. Un groupe d’officiers
français ou anglais marche en causant, et derrière vous voyez un suiveur en
civil qui, par le plus pur hasard, a le même pas que les officiers. Accompagnez
les officiers, ils vont s’asseoir autour d’une table ; le suiveur s’assoit
à la table à côté. Sans le faire exprès il se penche parfois si près d’eux que
c’est tout juste si par mégarde il ne boit pas dans leur verre. Si les espions
étaient de ces amorces que les enfants sèment sur les trottoirs, à chaque pas
on en ferait claquer un.
Et savez-vous ce que c’est que cette ville où l’on rencontre
à chaque tournent les représentants officiels de l’Allemagne, de l’Autriche, de
la Bulgarie, de la Turquie, où l’on est assis dans le train à côté de l’agent
du kaiser, où, quand vous avez une cigarette non allumée à la bouche, un
Autrichien inconnu vient vous offrir du feu, ou quand vous marchez sur le pied
d’un passant vous entendez un juron en bulgare ? Cette ville, c’est la
base des armées franco-anglaises d’Orient !
Ils savent
Nous autres, nous ne savons sans doute pas exactement combien
nous avons d’hommes, nous comptons en chiffres ronds, soit 100 000,
125 000, 150 000. Mais eux, si c’est 100 010, ils le savent. Ils
savent le nombre des arrivants, ils comptent nos malades et ils calculent
chaque jour. Si vous voulez avoir la statistique de notre armée, demandez-la
leur.
Et les journaux ! Non ! jamais on n’a vu ça !
À toute heure vous entendez brailler : Le
Nouveau Siècle, Le Courrier de
Salonique. Ce sont des journaux allemands rédigés en français. Ils ont des
nouvelles sensationnelles : Pourquoi
l’Allemagne sera victorieuse. L’échec des Alliés. L’Italie n’est pas si bête.
Les Français en déroute. Et l’on crie ça sous le nez de l’armée française
et on offre ces numéros à des officiers français, et des officiers français,
qui ne savent pas encore, donnent devant tout le monde un sou pour les
posséder.
Nous avons envoyé des cuirassés, des canons, des soldats,
des avions, mais nous avons oublié les balais. Envoyez d’urgence les balais.
Il n’y a qu’une chose au milieu de cette ville, tourbillonnante,
paradoxale, sournoise et peut-être bientôt sanglante, il n’y a qu’une chose qui
nous remette l’esprit en place, c’est lorsque le soir, vers sept heures, sur le
quai, vous voyez passer une automobile éclairée, et que dans cette automobile
vous reconnaissez un homme dont le regard devant les événements les plus
sombres est toujours droit, limpide et puissant. Cet homme c’est un général, ce
général c’est Sarrail.
Le Petit Journal, 27 décembre 1915.
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