Aujourd’hui, on a beau prendre la réalité contemporaine par tous les bouts, une évidence crève les yeux : la compassion est en train de quitter notre monde. À petits pas. Insidieusement. Dorénavant, ce qui la remplace – et jusqu’à la nausée – ce sont des impératifs de compétition, de performance, de gagne, de record, de dépassement de l’autre, de quant-à-soi barricadé.
Or avec la compassion, c’est le bonheur de vivre qui s’en va. Disons même la gaieté. Dans l’air du temps flotte à ce sujet un malentendu : celui qui nous fait confondre cette dernière avec le contentement, et le bonheur de vivre, avec le consumérisme affolé. Par pudeur, crainte d’être ringard ou de passer pour sentimental, nous n’osons plus parler de ces choses-là. C’est dommage. Osons le dire : une certaine gaieté nous manque. Je dis une certaine gaieté, car celle que j’évoque ne s’apparente pas aux épaisses rigolades du moment.
Nos rires sont tristes. Notre sérieux est navrant. Nos prudences sont moroses. Nos « fêtes » sont sans lendemain. Nos plaisirs sont boulimiques et plutôt enfantins. Tout se passe comme si la frénésie jouisseuse de l’époque cachait une sécheresse de cœur et une stérilité de l’esprit. La gaieté véritable, celle que nous avons perdue, c’est celle de l’aube, des printemps, des projets. Elle se caractérise par une impatience du lendemain, par des rêves de fondation, par des curiosités ou des colères véritables : celles qui nous « engagent ».
La gaieté profonde qui nous manque est celle qu’évoquait Jean Sulivan dans son beau livre Matinales (Gallimard, 1976). Elle n’implique aucune résignation devant l’injustice du monde. Elle passe par la conviction que les catastrophes ne sont pas programmées, que le pire n’est jamais sûr, que le futur n’est pas décidé et que tout regret est un poison aux effets lents. Cette vitalité joyeuse ne doit pas être abandonnée à la contrebande des amuseurs médiatiques ou des clowns politiciens. Joyeux Noël à tous !
(source : La Vie)