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Max | Monsieur Picard

Publié le 26 décembre 2015 par Aragon
Chi va piano va sano, chi va sano va lontano
Monsieur Picard

alex88.jpgOn l'appelait ainsi. Monsieur Picard. Jamais par son prénom, c'était comme ça. Non pas parce qu'il mettait un frein aux familiarités, tout au contraire, mais c'était toujours monsieur Picard. C'est dire qu'il paraissait vieux ? Il l'était sans nul doute pour moi en mille neuf cent soixante-dix quand je l'ai connu, j'étais un jeunot et lui frisait la soixantaine. Les gens de son âge, ses collègues, l'appelaient aussi monsieur Picard.

Monsieur Picard était magasinier au Magasin central de rechanges de Saint Florentin (Yonne). Magasinier et chauffeur d'autobus. C'est avec lui que j'ai été enterrer le Général à Colombey mais ça, personne ne s'en souvient sauf moi, et ça n'a aucune importance. Monsieur Picard avait les gestes lents et précis. Monsieur Picard était doux, gentil et marrant, ça, ça a de l'importance, mais personne ne doit s'en souvenir. Depuis belle lurette le petit monde qui gravitait autour de monsieur Picard est mort et enterré, ou presque. Voilà l'histoire, la vraie histoire, celle qui se passe autour d'une vie, la seule et vraie histoire : la petite histoire. L'Histoire avec un grand H est le plus souvent un tissu de billevesées, de mensonges, fard, pommade et maquillage aussi. La petite donc, celle de monsieur Picard est chouette car c'est la sienne, c'est la mienne, c'est la nôtre à nous tous qui faisons l'histoire avec un petit "h".

Monsieur Picard, contre bon dûment signé, nous donnait les pièces, les bougies, les pompes à eau et les écrous pour réparer les véhicules de l'atelier. Je n'étais pas un bon mécanicien, j'aimais dormir sous un camion entre arbre et plateau, c'est tentant, sous un GMC il y a la place d'un homme sans trop de ventre et de sa tasse de café. J'étais jeune, sans ventre et paresseux. C'est à dire que je passais plus de temps à regarder la forme, les formes, toutes les formes. J'ai toujours aimé les formes. Pour ne parler que des formes matérielles : La bouleversante magie hélicoïdale, l'agencement incroyable des paliers d'un vilebrequin, l'ordonnancement extraordinairement parfait d'un roulement à billes, d'une bielle, d'une dent crénelée... C'est pas ça qui faisait avancer le Schmilblick, qui me faisait installer ces matériels. Mettre les mains dans le cambouis j'ai toujours détesté ça. J'étais fainéant. Je suis ainsi et je mourrai fainéant.

Mais j'étais mécanicien avec CAP et le temps était doux quand je rêvais de l'Amérique caché sous le plateau d'un gros camion. Monsieur Picard avait une casquette, une blouse grise et d'excellentes manières. Dans ce milieu de grosses mains noires et de petites cervelles roses, monsieur Picard détonnait, mais il était unanimement apprécié. Monsieur Picard avait connu la guerre, les camps, ça avait valeur de passeport pour ces gens-là en ce temps-là. Je passais du temps avec monsieur Picard, il me racontait des blagues, je lui parlais de mon "éloignement", de ma "misère" à travailler, de mes amours qui me semblaient à jamais impossibles, tout ce qu'un jeune a sur le coeur. Monsieur Picard aimait les jeunes, il me comprenait, essayait de m'aider par son humour. Il avait une philosophie de la vie et du travail qui s'était bigrement affinée après son passage par cinq années concentrationnaires sous le joug nazi.

Un jour monsieur Picard est mort, longtemps après que j'eus quitté le Magasin central de rechanges de Saint-Florentin (Yonne). Je suis venu sur sa tombe du cimetière de Pontigny (Yonne) et j'ai griffonné sur un bout de papier un petit mot. Un petit mot dont monsieur Picard avait l'art d'orner ses journées, de les parer, les décorer de son humour, de ses bêtises, sa gentillesse. Un petit mot que monsieur Picard m'avait dit une fois de son humour so so british, en retenue, un petit mot de rien du tout dont je me suis souvenu, un petit mot qu'il m'avait dit très très vite pour en accentuer le phrasé, un petit mot que j'ai glissé dans un interstice du caveau : " Pour faire l'affaire que faut-il faire ? Pour faire l'affaire s'il faut rien faire, moi j'fais l'affaire !" Bien à vous monsieur Picard. Max.


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