D'après LES ÉPINGLES (10 janvier 1888)
-" Mon ami, tu sais qu'à Neuilly, depuis ses années, j'ai mon habitude, la petite Claudine.et tu sais aussi que j'ai passé le mois d'août à Cannes. Figures-toi qu'au Carlton, j'ai fait une nouvelle conquête, la femme d'un industriel bloqué à Paris par ses affaires. En confidence, je te l'avoue : je n'ai eu aucun obstacle ! Mais début septembre, il a bien fallu qu'elle rentre chez son mari, et que, moi, je retrouve mon habitude. Pour ne pas me compliquer la vie, j'ai pensé rompre avec la nouvelle, mais je ne sais comment justifier mon choix ni quel motif invoquer car je n'ai rien à lui reprocher. Que me conseilles-tu ? "
-" Comme tu l'as dit, essaie de lâcher ta nouvelle. "
-" Mais si elle vient chez moi ? "
-" ...Tu n'y es pas ! "
-" Si elle revient ? "
-"Tu es souffrant ! "
-" Si elle veut me soigner ? "
-" Ta maladie est contagieuse. Par prudence tu lui demandes de s'éloigner ! "
-" Si elle revient ? "
-"Tu écris à son mari... anonymement. "
Le surlendemain, l'entretien entre les deux amis reprenait :
-" Je te remercie pour les conseils que tu m'as donné mais ils sont arrivés trop tard : hier, mon habitude est arrivée chez moi à l'improviste et ...elle a croisé ma nouvelle ! Tu imagines la situation...? Sur l'instant, je n'ai trouvé qu'une solution : fixer des jours différents pour leurs rendez-vous. Pour l'habitude, j'ai fixé les lundis et mardis. Et pour la nouvelle, plus jeune, plus amène, les mercredis, jeudis et samedis "
-"Tu n'auras que deux repos par semaine ? "
-" Oui, cela me suffit. "
-" Quelle santé ! Mes compliments ! "
Quinze jours plus tard, les deux amis dinaient ensemble :
-" Voilà ce qui vient de m'arriver ; Mardi dernier, comme convenu, j'attendais mon habitude pour déjeuner. À deux heures, elle ne m'avait pas rejoint. Avait-elle été retenue par un importun ? Souffrait-elle d'une migraine ?...Pour m'en assurer, je me suis rendu chez elle. M on habitude m'a tranquillement déclaré :
''J'ai eu un empêchement.'' Ne trouves-tu pas cela inconvenant ? Alors, moi, tout aussi vulgairement, j'ai considéré que je me rattraperai le lendemain avec ma nouvelle.
Mais le lendemain à treize heures trente, ma nouvelle n'était pas encore arrivée.
J'étais dans un tel état de nerfs que j'ai couru à son appartement : mon cher, elle lisait un roman ! Et elle me sortit le plus calmement du monde : ''Amour, j'ai eu un empêchement.''
''Lequel, puis-je savoir ? '', lui ai-je demandé.
''Une occupation ennuyeuse'', m'a-t-elle répondu. Or lundi dernier, avec mon habitude, ... "
-" Ce fut la même chanson ? "
-" Oui. Et je vais te raconter le joli tour qu'elles m'ont joué : sans que je m'en rende compte, l'une avait posé une épingle sur la cheminée de mon boudoir, l'autre, le jour de son rendez-vous, la remplaça au même endroit par une épingle de son chapeau. Quand mon habitude est revenue, elle posa deux épingles, en les croisant. Le lendemain, la nouvelle, réagissant à ce signe cabalistique, disposa au même endroit et avec la même discrétion trois fines piques. Le jour suivant, l 'habitude, profitant d'un court moment où j'ai dû m'absenter, enroula avec promptitude sur une des pointes d'acier, un minuscule morceau de papier sur lequel elle avait indiqué une adresse où elle voulait que la nouvelle lui écrive : ''R.I., Poste restante, rue de Prony. Depuis ce jour, m'a-t-on dit, elles ont échangé quelques lettres et sont même devenues de très bonnes amies !
L'une et l'autre m'ont congédié par courrier, reçu le même jour et exactement rédigé dans les mêmes termes ! "